En Ukraine, les Russes attaquent la région de Soumy pour chasser les Ukrainiens du saillant de Koursk
En plein pendant les tractations russo-américaines à Riyad en Arabie saoudite, le 19 février, Vladimir Poutine avait lâché quelques mots sur la situation tactique sur le front en Ukraine, ce qu’il fait rarement. «La dernière information qu’on m’a transmise il y a tout juste une heure est que cette nuit les combattants de la 810e brigade ont passé la frontière entre la Russie et l’Ukraine», déclarait ainsi le chef du Kremlin. Il s’agit précisément de la 810e brigade d’infanterie de marine de la Garde déployée sur le front de la région russe de Koursk, où les Ukrainiens tiennent un saillant depuis leur offensive réussie d’août dernier. Un franchissement de la frontière, déjà mentionné par les «blogueurs militaires» russes plusieurs jours avant l’annonce de Vladimir Poutine, signifiait que les Russes étaient entrés dans l’oblast ukrainien de Soumy, juste en face de celui, russe, de Koursk.
Dès le 24 février 2022, déjà, les Russes avaient attaqué dans cette direction, s’approchant des faubourgs de la ville de Soumy, située à seulement 30 km de la frontière, mais ils avaient été chassés de la région dès le mois d’avril de la même année. Depuis, ils n’étaient plus rentrés dans l’oblast de Soumy qui, au contraire, a donc servi de base arrière à l’offensive ukrainienne de Koursk, les forces ukrainiennes ayant pu se dissimuler dans les larges étendues forestières situées à proximité immédiate de la frontière.
Défi logistique
La déclaration de Vladimir Poutine a été aussitôt suivie, le même jour, d’un démenti des autorités ukrainiennes. Andriï Kovalenko, le porte-parole du Centre gouvernemental ukrainien contre la désinformation, avait dénoncé un «mensonge» du président russe, reconnaissant l’action d’une unité de reconnaissance et de sabotage qui aurait été «anéantie». «La tentative a été un échec. Il n’y a aucune raison de paniquer. Les Russes cherchent à disséminer de fausses informations sur une percée des défenses ukrainiennes dans la région de Koursk et sur une invasion massive de l’Ukraine. Ce n’est pas vrai», avait précisé le porte-parole de l’état-major ukrainien, Dmytro Lykhoviy.
Une semaine plus tard, l’Ukraine a reconnu ce vendredi 28 février une attaque russe dans l’oblast de Soumy, même si le ton se veut toujours rassurant. «Les Russes essaient d’attaquer la frontière avec des groupes d’infanterie, sans convois de véhicules (...) Pour l’heure, il n’y pas de percée, les combats continuent», a indiqué le même Centre de lutte contre la désinformation, une agence publique ukrainienne qui lutte contre le narratif russe de la guerre. «Les troupes russes ont traversé la frontière avec l’Ukraine dans la région de Soumy et combattent dans le village de Novenkoye», précise le média ukrainien Strana. Plus inquiétant, la carte géolocalisée Deep State, proche de l’armée ukrainienne, confirme en effet que les Russes ont franchi la frontière, la zone grise créant une percée relativement modeste d’environ 2 kilomètres de profondeur. Contrairement aux cartes prorusses qui évoquent la prise de Novenkoye voire Basivka 4 kilomètres plus loin, Deep State ne confirme pas que les Russes tiennent le terrain, mais seulement que des combats s’y déroulent.
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Cet assaut peut paraître anecdotique, mais il constitue une source d’inquiétude majeure pour les Ukrainiens, car les Russes avancent vers la seule route, la R200, dont Kiev dispose pour approvisionner le saillant de Koursk qui est ainsi fragilisé sur le plan logistique. «Elle est sous le feu russe», confirme une source militaire française. Une vidéo géolocalisée publiée jeudi par des sources ukrainiennes montre des carasses calcinées d’une quinzaine de pick-up, blindés et chars sur cette route qui relie Soumy à Soudja, la petite sous-préfecture de 4000 habitants que les Ukrainiens contrôlent dans l’oblast de Koursk depuis leur offensive d’août. Les Russes, qui ont repris en février le village russe frontalier de Sverdlikovo, ce qui est confirmé par Deep State, ne sont plus qu’à 4 kilomètres de la R200. Non seulement elle se trouve sous le feu de l’artillerie, mais également des tirs de mortiers et des frappes de petits drones FPV, cauchemar pour les deux camps. Mais les Russes utilisent massivement des versions filoguidées qui leur permettent de passer outre les contre-mesures électroniques mises en œuvre par les Ukrainiens.
La manœuvre russe est ainsi limpide : face à la difficulté de reprendre le terrain sur le territoire russe lui-même, où les Ukrainiens leur opposent une défense ferme particulièrement farouche, ils cherchent à couper leur ravitaillement en hommes et en matériel, voire à encercler le dispositif ukrainien qui est très important. Les éléments d’une vingtaine de brigades ukrainiennes ont été observés sur le terrain de Koursk depuis le lancement de l’offensive, soit jusqu’à 30.000 hommes engagés. En réalité, sur le plan strictement militaire, «le sort du groupement ukrainien est scellé depuis l’automne», tranche un officier supérieur français, mais les Ukrainiens tentent coûte que coûte de tenir pour faire pression sur les négociations de paix qui se tiennent entre Russes et Américains. Même si Moscou a réaffirmé que le sort du saillant de Koursk n’entrerait jamais dans les négociations, Kiev espère y gagner un levier d’action.
«Bascule d’effort»
Il faut pour cela aux Ukrainiens tenir encore peut-être plusieurs mois, ce qui ne s’annonce pas aisé. Les Russes ne cherchent pas seulement à encercler le dispositif ukrainien : ils le réduisent aussi graduellement. Mercredi et jeudi, Moscou a revendiqué la prise de trois villages dans le nord du saillant, le site Deep State confirmant bien celle de Pogrebki, et les forces russes s’approchent du nœud de Malaa Lokna, un bourg situé de part et d’autre d’une rivière. «La présence ukrainienne à l’ouest de la Loknya serait résiduelle», confirme le haut gradé français. Au point culminant de l’offensive ukrainienne, fin août, Kiev contrôlait 1000 voire 1200 km2 dans la région russe de Koursk. Aujourd’hui, cette superficie est réduite à 396 km2, selon Deep State. Fin janvier, à l’est cette fois du saillant de Koursk, les Ukrainiens ont réussi brièvement quelques contre-attaques tactiques, parvenant à repousser les Russes qui s’étaient approchés de la ville même de Soudja, mais la manœuvre de Kiev a été couteuse en blindés et les Russes ont regagné une partie du terrain.
Ces derniers jours, la situation se dégrade derechef. C’est également le cas car les Ukrainiens concentrent leurs efforts ailleurs sur le front dans l’oblast de Donetsk, où ils relancent des contre-attaques à Pokrovsk et Toretsk, certaines avec succès, mais au prix de transferts de troupes d’un bout à l’autre du dispositif. Notre source militaire observe un «dilemme ukrainien» : «S’ils font un effort dans le centre du Donbass, soit il est très limité et ne produit pas d’effet, soit il est plus conséquent mais se fait au détriment d’autres secteurs, comme ce que l’on observe actuellement à Velikaïa Novoselivka, plus au Sud, où les Russes avancent, et à Soudja». Dans le saillant de Koursk, les Russes profitent donc «d’une fenêtre d’opportunité offerte par les Ukrainiens qui ont réalisé une bascule d’effort», conclut l’officier supérieur.