Guerre en Ukraine : pour sa logistique, l’armée russe réintroduit... des ânes, voire des chameaux

Ces derniers jours, même les très nationalistes blogueurs militaires russes criaient haro sur le baudet. «Les combattants ont reçu un âne pour transporter les munitions vers le front. Mais à quoi vous attendiez-vous ? Les voitures sont rares ces jours-ci !», a ainsi écrit Kirill Fedorov sur Telegram. La Russie est-elle à l’os au point de devoir revenir à l’ère de la traction animale pour assurer la logistique de son armée ?

La sidération des «milblogueurs» est venue de la publication sur les réseaux sociaux de plusieurs images d’ânes envoyés sur le front en Ukraine, certains emmitouflés dans des couvertures, gardés dans des enclos de fortune en bois à côté de bottes de foin et de caisses de munitions. Une autre photographie montre même un... chameau monté par un soldat russe équipé d’une Kalachnikov et encadré par deux fantassins. Au milieu d’une forêt de pin, les onglons du camélidé foulent la neige. Si trouver dans cet environnement froid un tel animal dont l’imaginaire renvoie plutôt au sable de l’Orient peut étonner, il se trouve malgré tout que des chameaux de Bactriane sont présents en Russie dans les steppes des régions de Touva, d’Astrakhan, de Volgograd et de Tchita.

Un chameau de Bactriane en Ukraine ? Telegram

«Laissez les ânes aider à la victoire»

Cette photographie, néanmoins, n’a pas été authentifiée, contrairement à celles, nombreuses, des ânes. D’ailleurs, l’ancien général Viktor Sobolev, aujourd’hui député et membre de la commission de défense, a assumé ce choix très officiellement. «Il y a actuellement de grandes difficultés à approvisionner les unités et les divisions en munitions, en matériel militaire et en nourriture, a-t-il reconnu, cité par le journal russe Gazeta. Si des moyens tels que des ânes, des chevaux, etc. sont utilisés pour livrer des munitions et d’autres fournitures sur la ligne de front, c’est normal. Il vaut mieux qu’un âne soit tué que deux personnes transportant du matériel dans un véhicule». Son collègue à la Douma, l’ancien officier Viktor Zavarzin s’est quant à lui voulu plus poète et philosophe : «Laissez les ânes aider à la victoire. Les chiens et les chats travaillent dans la zone de combat : ils aident à combattre les souris dans les tranchées».

Et de citer également la présence sur le front de chevaux. Quelques jours plus tôt, le 4 février, le magazine Forbes mentionnait en effet l’existence d’une vidéo sur Telegram mettant en scène deux soldats galopant à cheval dans la boue. Cette véritable ménagerie suscite aujourd’hui l’hilarité de beaucoup de commentateurs sur X : certains sont même allés jusqu’à détourner le tableau récapitulatif des «pertes russes» annoncé chaque jour par le ministère de la défense ukrainien pour y intégrer une case «Ânes». D’après le décompte effectué par le site Oryx à partir d’images géolocalisées, les Russes ont perdu 20.270 pièces d’équipements, toutes catégories confondues (allant du char à l’avion, en passant par les blindés, les canons, les drones de reconnaissance, les navires ou les systèmes de missiles) depuis le début de la guerre. C’est presque trois fois moins pour les Ukrainiens qui ont perdu «seulement» 7755 pièces. Si on rapporte ces chiffres par mois après quasiment trois ans de guerre, cela équivaut respectivement à des pertes mensuelles de 563 et 215.

Même avec le rehaussement de la production permis par son économie de guerre, la Russie ne peut pas se permettre une telle usure dans la durée. Pour compenser, Moscou est obligé de puiser dans ses immenses stocks datant de l’Union soviétique, mais qui ne sont pas éternels, et l’équipement, souvent vétuste, n’est pas toujours récupérable, loin de là. La même problématique se pose néanmoins pour Kiev : l’Ukraine produit moins que la Russie, dispose de moins de stocks de l’ex-URSS et les produits occidentaux de substitution sont rares et chers. Tel est le cadre imposé par une guerre d’usure : c’est à qui tiendra le plus longtemps possible...

Tous les remèdes, même les plus rustiques, sont bons pour perdre moins que l’adversaire. Face au défi d’une telle attrition, qui n’est pas compensable par une capacité de production d’équipements neufs vu les quantités en jeu, le régime de la «débrouille» peut faire sourire, mais n’est pas toujours vain. «L’emploi de mules dont certains se sont gaussés est tout sauf stupide, car l’animal suppose peu de logistique, a des capacités d’emport et de franchissement tout-terrain incroyables au rythme de l’infanterie, et quand il meurt, procure une alimentation de proximité non négligeable», analyse dans son dernier point de situation hebdomadaire le général (2S) Olivier Kempf, qui s’interroge : «Est-ce un hasard si les troupes alpines françaises réexpérimentent ce moyen ?».

«Démécanisation»

Les mulets ont disparu dans l’armée française en 1974. Jusqu’en 2014, il ne restait que le vieux «Bistouille», animal totem du 110e régiment d’infanterie aujourd’hui dissous. Mais, en 2021, des mulets ont été réintroduits au sein du 7e bataillon de chasseurs alpins. «Ils donnent satisfaction», raconte au Figaro un officier chasseur alpin, qui ne trouve pas absurde, même en 2025, d’utiliser des ânes pour la logistique. «Sa signature thermique est plus faible qu’un véhicule et ça coûte moins cher qu’un robot-mule. En réalité, tout dépend du terrain où il est employé», analyse-t-il. Parcourir le dernier kilomètre pour approvisionner un petit groupe de fantassins hors des sentiers battus est une excellente idée, par exemple. «Le mulet permet de s’affranchir des axes. C’est un excellent complément logistique aux vecteurs routiers ou ferroviaires», résume notre source militaire.

La guerre en Ukraine est ainsi un excellent révélateur du débat un peu vain et caricatural entre «high tech» et «low tech» : ce qu’il faut atteindre, «c’est la smart tech», philosophe-t-il. S’il n’est pas là pour compenser un train ou un camion de plusieurs tonnes, l’âne, à ce titre, respecte parfaitement le principe d’économie des forces. D’autant que ce conflit meurtrier est marqué par une autre tendance de fond qui s’observe sur le champ de bataille : dans le jargon militaire, on l’appelle «démécanisation». Les grands assauts blindés n’ont pas disparu, mais se font plus rares car, avec l’omniprésence des petits drones sur le champ de bataille, leur survie est rendue trop difficile : chaque camp privilégie donc des petits groupes de fantassins, très mobiles, moins protégés, certes, mais qui tentent de se fondre de manière dispersée dans leur environnement proche. C’est ainsi que la moto (voire les trottinettes électriques !) font leur grand retour à proximité immédiate du front. Ou des 4x4 ou des «buggies» très puissants qui roulent à grande vitesse sur les chemins ukrainiens chaotiques pour éviter les drones de type FPV dont la vitesse ne dépasse guère les 110 km/h.

La réintroduction de l’âne dans la guerre en Ukraine est donc moins ridicule qu’elle en a l’air à première vue. «C’est une adaptation logique et intéressante», abonde un autre haut gradé à Paris. Elle illustre la double contrainte de compenser une usure élevée des équipements, insoutenable à long terme, et de privilégier des solutions légères et rustiques pour faire face à la menace des drones qui a bouleversé le champ de bataille.

En octobre 1916, en plein pendant la Première Guerre mondiale, la Revue populaire et universelle illustrée, disponible sur le site Gallica, publiait un article intitulé «Braves petits ânes !». Il commençait par ses mots : «Cette guerre aura démoli bien des théories, terrassé bien des préjugés, terni ou rehaussé bien des réputations ! Un exemple entre tant d’autres : alors que le cheval, ce noble associé des guerriers de jadis, se voyait rapidement relégué loin des champs de bataille, son très humble cousin, equus asinus, ne tardait pas à y faire une apparition quasi triomphale ! Sa réhabilitation s’est traduite pour la généralité de nos soldats, par une notable augmentation de confort, en assurant le transport régulier des repas chauds jusqu’aux premières lignes».