Kamel Daoud indésirable à Alger: Atiq Rahimi le soutient
Le Salon international du livre d'Alger (Sila) doit se tenir du 6 au 16 novembre 2024. C'est sa 27ème édition pour cette manifestation littéraire qui compte dans le monde arabe. Les maisons d'édition françaises avaient reçu leur invitation. Parmi elles, Gallimard et Actes sud, par exemple. Or, à quelques semaines de l'ouverture des portes, le Sila a fait savoir à Gallimard qu'il n'était pas le bienvenu. La décision n'est aucunement motivée. Mais il est clair que le principal visé est l'auteur algérien Kamel Daoud, l'un des écrivains remarqués de cette rentrée littéraire qui ne pourra pas se rendre dans son propre pays (voir lefigaro.fr du 9 octobre « Les éditions Gallimard interdites au Salon international du livre d'Alger»). Son roman, Houris, est en lice pour les prix Goncourt et Renaudot. On entend beaucoup parler de lui, et dans ses interviews, il n'est pas tendre avec la politique algérienne. On connaît également son combat contre les islamistes, lui qui avait subi une fatwa.
D'après nos informations, les éditions Actes sud, aussi, ne sont pas les bienvenues, avec leurs auteurs Jacques Ferrandez et Sébastien Lapaque, spécialistes de l'Algérie. Rappelons également que l'an passé, la romancière Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature, n'avait pu se rendre au Sila. Son visa lui avait été refusé sans explication, il se trouve qu'elle avait dénoncé l'emprisonnement d'un journaliste algérien…
Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2015
Le roman de Kamel Daoud est clairement un pavé dans la mare jeté dans le jardin des dirigeants algériens (voir Le Figaro littéraire du 5 septembre). Il met en scène Aube, une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d'indépendance, qu'elle n'a pas vécue, et oublier la guerre civile des années 1990, qu'elle a elle-même traversée. Sa tragédie est marquée sur son corps : une cicatrice au cou et des cordes vocales détruites. Elle attend un enfant. Dans toute la première partie du livre, elle est la narratrice, elle tient un salon de beauté qui fait face à une mosquée islamiste.
Dans l'exergue même de Houris (qui signifie femmes promises par le Coran aux fidèles musulmans), Kamel Daoud rappelle cette loi, (article 46), instaurée par les autorités algériennes baptisée « Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2015 » : «Est puni d'un emprisonnement de trois à cinq ans et d'une amende de 250000 DA à 500000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l'État, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international (...). En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double.»
Cette interdiction de participer au Salon du livre international d'Alger a suscité une émotion. Parmi les ardents défenseurs de la liberté, il y a Atiq Rahimi, Prix Goncourt avec Syngué Sabour, Pierre de patience. Il avait fui l'Afghanistan des talibans. Il a tenu à publier cette lettre ouverte en soutien de Kamel Daoud. Invité à Alger, il a décidé de ne pas s'y rendre. Voici son texte.
La lettre ouverte d'Atiq Rahimi:
« Avant d'être un espace économique, les salons et les rencontres littéraires sont un espace politique, là où le pouvoir des mots défie les mots du pouvoir, là où la solitude de l'écrivain prend sens face à la solidarité de ses lecteurs.
Or, interdire un livre dans cet espace, c'est condamner l'écrivain au silence et ses lecteurs à l'incertitude. C'est ce qui se passe avec le Salon international du livre d'Alger, qui célébrera bientôt sa 27e édition, en refusant le dernier livre de Kamel Daoud, Houris, sur le stand de son éditeur Gallimard. Son forfait ? Exposer, en tant qu'auteur, sa pensée et son point de vue sur cet abîme qu'il a observé dans l'histoire de sa terre natale. En parler, c'est sa volonté et sa vocation. « Le propos, la force, le risque du poète est d'avoir son séjour là où il y a défaut de dieu, dans cette région où la vérité manque », disait Maurice Blanchot.
Tant blâmé et maudit dans mon pays d'origine, je ressens l'amertume et la blessure que peut éprouver Kamel Daoud face à une telle violence politique. Et c'est au nom de cette solidarité que je décline ma présence au Salon du livre d'Alger, tout en murmurant au fond de moi ces paroles de Shams :
« Nous ne sommes pas aptes à parler,
Si nous pouvions seulement écouter !
Il faut tout dire !
Et écouter tout !
Mais,
Nos oreilles sont scellées,
Nos lèvres sont scellées,
Nos cœurs sont scellés. »
Ce cri, hélas, résonne encore depuis dix siècles, comme pour dénoncer la censure permanente et implacable, insufflée au tréfonds de nos écrivains qui refusent de répéter les mots prêts-à-dire du pouvoir.