Julian Charrière hors du temps

La rencontre se fait au jardin. Vaste, partagé, assez brut de forme, comme ces trouées vertes qui donnent tant de charme à Berlin, ville jadis si dense métamorphosée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. En arrière-plan, l’ancienne houblonnière où il a créé en 2011 - dès qu’il a commencé à exposer en galerie - «un vaste studio communautaire avec quatre amis artistes, à dix minutes à vélo de Schöneberg». Ils sont désormais entre vingt et vingt-cinq à y travailler, selon l’ampleur des projets, qui relèvent de la forge de Vulcain et du laboratoire de biologie sous-marine. Il y a de l’air, de l’espace, du vent à travers les hautes fenêtres. Le décor qui convient à cet artiste qui explore la nature au tréfonds de ses secrets, qui plonge avec passion vers les profondeurs marines et qui écoute le bruit des coraux vivants… Julian Charrière, 38 ans, a la longueur athlétique des alpinistes ou des nageurs, leur calme inné aussi. Il parle clairement de son travail, sans prétention ni fausse modestie. Explorateur de l’art, il s’est épanoui dans cette friche industrielle où croassent les corbeaux, abandonnée pendant plus de trente ans, terrain de jeux dévolu aux soirées techno et au sulfureux KitKat Club, dont ce fut l’ancienne adresse. Cette «commune créative» est aujourd’hui ancrée dans la ligne verte de la durabilité et de la préservation environnementale, récupère les eaux usées des toits qui sont filtrées par les roseaux et alimentent le bassin des «eaux brunes» (eaux naturelles filtrées, dans lesquelles du petit phytoplancton est seul présent). Trône, en bordure, une immense serre - où un investisseur suisse voulait développer de l’urban farming -, reconvertie faute de succès financier dans le basilic, dont les centaines de petits pots alignés créent une forêt de bonsaïs. L’irréel est donc déjà là.

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Cet artiste de Berlin est un étranger. «Je ne suis pas Valaisan. Je suis du canton de Vaud et de la Champagne. J’ai grandi en Suisse, mais j’ai aussi passé des vacances en basse Champagne, chez mes grands-parents maternels. Très tôt, j’ai décidé de m’installer à Berlin. J’y étais déjà allé une fois, collégien, et j’avais été ébloui par la vivacité de la ville, sa scène artistique et musicale, nous confie cet amateur d’électro. Ici, c’est très international. Pas au niveau des affaires - comme à Paris ou à Londres -, mais du côté créatif, grâce à sa communauté multiculturelle. La gentrification de Berlin, survenue à cause des artistes, a rendu la ville trop chère et moins accessible aux jeunes. Ils partent ailleurs, et il n’y a plus de nouvelle vague d’artistes. Ce qui contraste avec la génération pionnière de Thomas Demand et d’Ólafur Elíasson, mais aussi avec la mienne, qui est également celle de Tomás Saraceno, de Alicja Kwade et Gregor Hildebrandt, de Kapwani Kiwanga… Au lycée, j’avais eu la chance d’avoir comme prof d’art Massimo Furlan, artiste qui navigue entre la performance et le théâtre (metteur en scène, comédien et performeur suisse d’origine italienne, représenté à Paris par la galerie Vallois, NDLR). Je l’ai fini jeune. Trop jeune pour être accepté dans une école d’art à Berlin. J’ai donc choisi l’École de design et haute école d’art (EDHEA) du Valais, plus petite, qui se trouve à Sierre, au fond de la vallée du Rhône, coincée entre les montagnes. Avant de partir affronter la grande ville…»

Alice Jacquemin

Julian Charrière est ce que l’on appelle un artiste multimédia. Les festivaliers l’ont vu à l’œuvre en 2022, aux usines Fagor-Brandt, lors de la 16e Biennale d’art contemporain de Lyon, dont le titre choisi par les commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath était «Manifeste de la fragilité». Il y présenta Not All Who Wander Are Lost (2019), sculpture étrange avec sa roche glaciaire, ses carottes de forage mêlées à l’aluminium, au laiton, au cuivre et à l’acier inoxydable, posée devant le film Towards No Earthly Pole (2019). Il y a toujours une énigme dans ses installations, même si leur matière et leurs sources paraissent naturelles. «Profane, la démarche de Julian Charrière est celle d’un jeu avec le vivant qui traque et manipule les règles de l´ordre naturel, faisant de l’artiste un architecte des forces et des mouvements de l’invisible», disait doctement de lui le Palais de Tokyo, lorsqu’il présenta, en 2014, ses architectures blanches peu à peu mangées par le vivant (Somehow, They Never Stop Doing What They Always Did, 2013).

C’est dans ces imposantes caves de craie, classées au patrimoine mondial de l’Unesco, que reposent les flacons du Blanc de Blancs. Alice Jacquemin

Attention, illusion spatiotemporelle! Le samedi 28 juin, la maison Ruinart inaugurera, au 4, rue des Crayères à Reims, Chorals (2025), son installation permanente qui a été à peine dévoilée lors d’Art Basel Hong Kong. Un bassin d’eau sombre recréé au fond d’une crayère, qu’il faudra traverser doucement en marchant sur un fin ponton de bois. En bande-son, diffusée par une petite forêt de haut-parleurs sphériques fichés sur des tiges, «l’écho de l’océan ancien, le bruit des coraux, les cliquetis des crustacés, le chant lointain d’une baleine», musique des abysses enregistrée par ce plongeur passionné. Dans la nuit de la crayère, les murs blancs seront parcourus d’éclats de lumière, comme celle du soleil réfractée par l’eau. La craie - creta en latin - est une roche sédimentaire d’origine marine, formée d’une accumulation de coquilles et de micro-organismes calcaires dans une mer de faible profondeur (de 50 à 100 m), où vivaient des oursins, des huîtres et des bélemnites (céphalopodes fossiles voisins du calmar). La mer s’est ensuite retirée, et cette boue calcaire s’est solidifiée pour constituer la craie. Elle a donné son nom à une période géologique, le Crétacé (de 60 à 80 millions d’années), qui a fondé le Bassin parisien.

FASCINÉ PAR LE TEMPS LONG

Alice Jacquemin

Revenir à la mer du Crétacé par le biais de l’art est une expérience immersive. C’est un dialogue hors sol et hors du temps, boucle impossible entre les temps géologiques et l’Anthropocène, que proposera Julian Charrière à Reims lors d’une promenade souterraine dans les caves de Ruinart. Un retour aux sources pour celui qui vient des Alpes, une des orogenèses du Cénozoïque ayant débuté après l’extinction Crétacé-Paléogène. «Quand on monte dans les Alpes en Suisse, on trouve la mer! L’orogenèse y a soulevé les fonds marins vers les sommets!», rappelle-t-il en riant de ce paradoxe cher aux géologues et aux géomorphologues. Il y a une fascination du temps long chez Julian Charrière qui explique, à son tour, l’envoûtement du public attrapé au vol entre deux sensations, réelle et irréelle. «Tout cela me fascine. J’essaie de le faire transpirer dans mes travaux. J’aime raconter des problèmes sociétaux autrement que par les mots, j’essaie de les interroger par le prisme de l’art. La passion de la nature m’est venue très tôt, enfant. Parce que j’habitais près d’une forêt, à côté d’un verger, avec vue sur les Alpes. Aussi parce que j’avais une déformation du col du fémur, un handicap pour marcher… J’ai donc fait des choses qui n’intéressaient pas forcément les autres enfants: de l’ornithologie, de la pêche - activités silencieuses, moins physiques que le football et le basket. Je me suis retrouvé souvent seul dans la nature.» Grand, blond comme le blé et coiffé tel un gentilhomme de la Renaissance, l’artiste savoure aujourd’hui la plongée, la randonnée et le vélo au quotidien.

Julian Charrière en plein accrochage de son œuvre, dans son «vaste studio de création communautaire», à Berlin. Alice Jacquemin
Une expérience immersive, un dialogue entre l’art et la craie. «Mes installations sont nées de certaines rencontres avec des lieux.» Alice Jacquemin

«Mes installations sont nées de certaines rencontres avec des lieux», ajoute Julian Charrière. Disciple d’Ólafur Elíasson, star dano-islandaise qui avait recréé un coucher de soleil dans le Turbine Hall de la Tate Modern en 2003, il admire toujours autant ce prophète de la planète Terre. «Je me réclame de la tradition du Land Art et de l’art conceptuel, mais sans imposer mes œuvres au paysage. Très engagés dans la défense de la nature, les artistes écolos de ce mouvement y ont souvent laissé des traces très violentes - à l’exception de Richard Long, dont les actions ont été plus légères. Je m’imprègne d’un lieu, je garde ses traces en moi, puis j’essaie de les transcrire dans des formes, des objets, ou les films qui peuplent mes expositions. C’est plus le précipité d’une expérience, transformé et représenté par la suite, plutôt que le fait d’aller dans la nature avec un bulldozer et faire des trous.»

«J’appartiens à une génération qui a vu le monde se digitaliser à une vitesse galopante, raconte Julian Charrière. Cela m’a d’abord intéressé d’explorer la réalité dans laquelle j’ai grandi, le paysage, la terre, les matières premières. L’interaction avec le paysage s’est ensuite développée au fil de mes voyages.» En 2010, le choc fut l’Islande, juste après l’éruption du volcan Eyjafjöll sous le glacier Eyjafjallajökull. «J’ai fait une marche de près de 100 km - ce que je ne pourrais pas faire à la Biennale de Venise, car ce dur et ce plat sont un calvaire pour ma hanche! -, j’ai visité les abords du volcan qui était encore bouillant, avec des cascades d’eau noire. Ce voyage a été un déclic. La perte de mes repères entre mon corps et l’espace dans lequel je me déplace. Un paysage qui me rappelait les Alpes, mais qui était complètement différent, sans maison, sans arbre pour se situer, où l’on n’arrive pas à jauger les distances, les grandeurs. On a un vrai vertigo sensoriel. J’explore ces moments clés, dans mon travail, de façon quasiment constante. Je faisais rouler des pierres sur les flancs des volcans. Ce fut le début de mon amour pour les régions polaires, car elles sont vides et en danger. Je voulais contrecarrer cette perte de mémoire de la Terre.»

Alice Jacquemin

Aujourd’hui, l’artiste est plutôt sous l’eau, plongeur aguerri. En témoigne son installation tout en miroirs, qui attirait, fin avril, lors du Gallery Weekend de Berlin, le regard du public dans la pénombre démultipliée vers un corail blanc presque totémique. Une œuvre baignée de la musique inconnue de la mer, créée pour Ruinart à Montpellier, au Pavillon populaire, «portail temporel à la recherche d’autres dimensions».