"Du chaos et de la vengeance" : on vous explique la situation en Syrie, où des violences entre druzes et bédouins meurtrissent Soueïda
"Comment ça va aujourd'hui ?
– Putain, très, très mal. Il n'y a pas mots.
– S'il te plaît, fais attention.
– Autour de nous, tout est détruit. Des hommes sont entrés dans la maison de mes grands-parents et ils ont pointé leurs armes sur eux.
– Contacte-moi dès que tu peux s'il te plaît."
Ces messages, que franceinfo a pu consulter, sont les derniers que Tajj, une Syrienne réfugiée au Liban, a pu échanger avec un de ses amis resté à Soueïda, mercredi 16 juillet, avant que les communications ne soient coupées. Depuis dimanche, la ville syrienne, située à un peu plus de 100 kilomètres au sud de la capitale Damas, est le théâtre d'affrontements sanglants entre des factions druzes (à majorité chiite) et des combattants bédouins (à majorité sunnite).
Dans un enregistrement sonore que Tajj a reçu avant le black-out, on distingue facilement le bruit sourd de tirs. "Je crains le pire pour mes proches...", lâche, apeurée, cette jeune Syrienne de 23 ans. En quatre jours, les violences ont déjà fait plus de 350 morts, selon le dernier bilan donné par l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), mercredi en fin d'après-midi. Voici ce que l'on sait de la situation sur place, sur fond d'intervention de l'armée israélienne.
Un conflit de longue date entre druzes et bédouins
Tout est parti de l'enlèvement d'un marchand druze par des malfrats bédouins. "C'est l'événement déclencheur, l'événement qui a mis le feu aux poudres, confirme la politologue Myriam Benraad, spécialiste du Moyen-Orient. Mais, évidemment, cela ne peut pas suffire à expliquer l'ampleur des violences. En réalité, les causes sont beaucoup plus profondes : elles remontent à plusieurs décennies, à la guerre civile notamment."
"Les rapports entre les communautés bédouines et druzes ont toujours été extrêmement fragiles, oscillant entre coexistence pacifique et économique et cycle réguliers d'affrontements."
Myriam Benraad, spécialiste du Moyen-Orientà franceinfo
Depuis la chute de Bachar al-Assad en décembre dernier, les combattants bédouins sont "dans un esprit de revanche", appuie Adel Bakawan, directeur de l'Institut européen pour les études sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. "Ils se voient comme des acteurs tout à fait légitimes du nouveau dirigeant Ahmed al-Charaa. Ainsi, à leurs yeux, toutes les autres minorités doivent être considérés comme des traîtres, des taches sur le corps de la nouvelle Syrie purifiée."
Avant la guerre civile (de 2011 à 2024), la communauté druze comptait 700 000 membres en Syrie, soit 3% de la population. La très grande majorité réside à Soueïda et dans la province qui porte le même nom. Les druzes sont également implantés au Liban, mais également en Israël. Selon les dernières données disponibles, ils étaient 152 000 établis sur le sol de l'Etat hébreu – dont 24 000 dans la partie occupée du Golan.
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Le régime accusé d'aider les combattants bédouins
Les forces gouvernementales ont fini par acheminer des renforts dans la région, lundi 14 juillet, afin de rétablir la sécurité, promettaient-elles. Pour les aider, un couvre-feu a même été proclamé dans cette ville de 150 000 habitants. "Officiellement, l'objectif des autorités était de séparer les deux camps et de mettre fin aux violences, raconte Adel Bakawan. Sauf qu'elles ont en réalité pris fait et cause pour les combattants bédouins." Un ralliement également confirmé par l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH).
"Les forces gouvernementales sont entrées dans la ville sous prétexte de rétablir la sécurité (...) mais malheureusement elles se sont livrées à des pratiques sauvages", abonde Rayan Maarouf, rédacteur en chef du site Suwayda24.com, qui parle de "dizaines de civils tués". "Rien d'étonnant", poursuit Myriam Benraad. "Les forces gouvernementales considèrent que les bédouins sont plus fiables. Surtout, les druzes sont vus par certains comme des espions d'Israël."
De nombreuses exactions rapportées
Terrorisés, certains habitants de Soueïda restent terrés chez eux depuis quatre jours. "Il y a des exécutions, des maisons et des magasins qui sont brûlés, des vols et des pillages", a témoigné un habitant anonyme, interrogé par téléphone par l'AFP. "Pas plus tard que ce matin, je me suis entretenu avec un ami druze qui m'a informé que son frère âgé d'une cinquantaine d'années a été tué. Des combattants sont venus chez lui pour le tuer", confie Adel Bakawan, ému, en nous montrant une photo de la victime.
Dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux, on peut voir des combattants, certains en civil, pavoisant en brandissant leurs armes, juchés sur un char. D'autres tirent en l'air. Plusieurs statues ornant les places de la ville ont aussi été détruites, selon des photographes de l'AFP. "Je ne sais pas si le message sera publié. Peut-être que ce sera mon dernier message", écrit un membre de la communauté druze sur Facebook juste avant qu'internet ne soit coupé mercredi midi, dans un message que franceinfo a pu consulter. "Il n'y a ni internet, ni électricité."
Des violences régulières depuis la chute de Bachar al-Assad
Ces violences ne sont qu'un épisode de plus d'un scénario qui s'est déjà répété dans d'autres régions de Syrie depuis décembre et la chute du pouvoir de Bachar al-Assad. En mars, plusieurs centaines d'alaouites avaient ainsi été massacrés sur la côte ouest et nord-ouest du pays. Plusieurs témoins ont accusé des islamistes radicaux ou des jihadistes étrangers d'être à l'origine des attaques, refusant l'autorité du nouveau pouvoir et la transition démocratique. En juin, un attentat-suicide a visé une église de Damas, faisant au moins 20 morts et plus de 50 blessés. Selon le ministre de l'Intérieur syrien, le kamikaze appartenait au groupe Etat islamique.
Depuis son arrivée à la tête du pays, déchiré par plus de treize ans de guerre civile, le président syrien par intérim, Ahmed al-Charaa, assure vouloir protéger les minorités. En vain. "J'ai fui Soueïda le 2 juin car en tant que druze ma vie était en danger", témoigne Tajj, qui vit aujourd'hui au Liban. "La transition démocratique tant espérée par les Syriens n'arrive pas, elle est remplacée par du chaos et de la vengeance", juge Myriam Benraad.
"Chaque minorité se demande qui sera la prochaine prise pour cible. Plus personne n'a confiance."
Adel Bakawan, spécialiste du Moyen-Orientà franceinfo
Dans un communiqué publié mercredi, la présidence syrienne s'est engagée à "punir" les auteurs des exactions à Soueïda, en les qualifiant d'"actes honteux".
L'armée israélienne au secours des druzes
Un autre acteur est entré en action : Israël. Depuis lundi, Tsahal bombarde la région depuis le ciel. "Les drones de l'aviation de l'occupation israélienne visent la ville de Soueïda", a rapporté l'agence officielle syrienne Sana mercredi. Parmi les cibles, des positions des forces gouvernementales syriennes. Car l'Etat hébreu s'est toujours posé en protecteur des druzes, encore plus depuis la chute de Bachar Al-Assad. "Les druzes établis en Syrie sont des alliés historiques de l'Etat d'Israël, il y a une alliance quasi sacrée entre eux, confirme Myriam Benraad. Depuis décembre, il les protège du nouveau pouvoir de Damas qu'il voit comme un danger pour sa propre sécurité."
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La déclaration conjointe du Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et du ministre de la Défense Israël Katz était d'ailleurs très claire mardi : "Nous agissons pour empêcher le régime syrien de nuire [aux druzes] et pour garantir la démilitarisation de la zone adjacente à notre frontière avec la Syrie." "Israël n'abandonnera pas les druzes en Syrie", a de nouveau promis Israël Katz mercredi, en exigeant du pouvoir syrien qu'il les "laisse tranquilles". Surtout, l'armée israélienne "augmentera l'intensité de ses réponses contre le régime si le message n'est pas compris", a-t-il promis. Signe des tensions, un responsable militaire israélien a déclaré à l'AFP que des troupes "opérant actuellement à Gaza" allaient être redéployées à la frontière avec la Syrie.
La communauté internationale inquiète
Le Quai d'Orsay a fait part mercredi de la "vive préoccupation" de la France. La diplomatie française "appelle à l'arrêt immédiat des affrontements et invite l'ensemble des acteurs à tout mettre en œuvre pour garantir la sécurité des civils, rétablir le calme et promouvoir la paix entre l'ensemble des composantes de la société syrienne, notamment entre les druzes et les autres communautés de Soueïda".
Quelques heures avant, c'est Washington qui a tenté une médiation. "Nous nous efforçons d'arriver à une issue pacifique et inclusive pour les druzes, les tribus bédouines, le gouvernement syrien et les forces israéliennes", a assuré l'émissaire américain pour la Syrie, Tom Barrack, sur le réseau social X. "Nous discutons avec toutes les parties concernées et nous espérons que nous pourrons parvenir à une conclusion, mais nous sommes très préoccupés", a confié de son côté le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio, qui a dit espérer "une désescalade" dans les "prochaines heures".