«Il a volé une élection au parti démocrate» : ce que révèle le livre enquête sur l’état de santé de Biden
Dimanche soir, le cabinet de Joe Biden a fait savoir dans un communiqué que l’ancien président des États-Unis était atteint d’«une forme agressive» de cancer de la prostate «avec métastases osseuses». Si l’annonce a déclenché des réactions attristées unanimes au sein de la classe politique américaine, elle n’a pas dû surprendre grand monde : lors des derniers mois de son mandat, l’état de santé de Joe Biden était devenu un sujet de préoccupation international, si bien que le chef d’État avait renoncé, bien tardivement, à briguer un second mandat. La révélation de cette maladie intervient surtout deux jours avant la publication d’un livre enquête très attendu, Le péché originel, qui entend lever le voile sur les «dissimulations», comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, dont se serait rendue coupable l’administration Biden à ce sujet.
À la plume, deux journalistes américains reconnus : Jake Tapper, présentateur sur CNN et modérateur du débat présidentiel entre Biden et Trump, et Alex Thompson, du média d’investigation Axios. Ils expliquent avoir interrogé environ 200 personnes pour cet ouvrage, parmi lesquelles de hauts responsables, «dont certains ne reconnaîtront peut-être jamais nous avoir parlé, mais qui connaissent tous la vérité dans ces pages». Le résultat est accablant, selon les premiers extraits publiés dans la presse américaine.
«On découvre ce que beaucoup savaient, ce que d’autres soupçonnaient, mais que presque personne n’osait formuler publiquement : le déclin physique et cognitif de Joe Biden n’a rien de soudain ni de marginal», résume dans une note Romuald Sciora, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis et chercheur à l’Iris. «Il a été systématiquement dissimulé par son entourage politique, au mépris de toute transparence démocratique — voire du bon fonctionnement de l’État».
Journées de travail réduites, discours plus courts...
«Le péché originel de l’élection de 2024 a été la décision de Biden de se présenter à la réélection, puis ses efforts agressifs pour cacher sa diminution cognitive», écrivent les deux auteurs. Selon eux, si le président américain avait annoncé suffisamment tôt qu’il ne se présenterait pas pour un second mandat, le parti démocrate aurait pu organiser une primaire et faire le choix d’un candidat capable de battre Donald Trump. «Il a volé une élection au parti démocrate. Il l’a volée au peuple américain», souligne ainsi dans le livre «un éminent stratège démocrate» qui, comme tous les témoins, préfère conserver l’anonymat. L’ouvrage s’attelle à comprendre comment l’administration Biden en est arrivée là, en posant trois questions, indique le Washington Post : «Quelle a été l’ampleur du déclin ? Qui était au courant ? Était-ce un complot ?»
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Une première anecdote donne un embryon de réponse aux deux premières interrogations. Jake Tapper et Alex Thompson racontent ainsi que Jon Favreau, influent podcasteur et ancienne plume de Barack Obama, avait rencontré un Joe Biden très lucide à la Maison-Blanche en décembre 2022 et qu’il avait été impressionné par sa mémoire. Seize mois plus tard, en avril 2024, lors d’une nouvelle visite, c’est un Joe Biden méconnaissable qui s’était présenté à lui, incohérent et fragile, qui «racontait des histoires que personne ne pouvait comprendre», comme le rapporte le Washington Post. Jon Favreau s’en était alors inquiété auprès d’un assistant de la Maison-Blanche, qui l’avait rassuré en mettant cette attitude sur le compte de la fatigue. Un argument récurrent lors des derniers mois du mandat Biden.
Selon l’ouvrage, deux groupes ont cherché à tout prix à dissimuler le déclin du président américain, notamment à partir des élections de mi-mandat en novembre 2022 : sa famille et une poignée de proches collaborateurs, surnommé le «Politburo» en interne, dont Mike Donilon et Steve Ricchetti. Pour ce faire, ils ont mis en place plusieurs techniques, révèle le New York Times : limiter les affaires urgentes entre 10 heures, voire midi, et 16 heures, préserver des temps de sieste, exiger des plumes du président des discours aussi brefs que possible... «Tout est devenu plus court. Le vocabulaire s’est rétréci», écrivent Jake Tapper et Alex Thompson à ce sujet. Certains déplacements de Joe Biden étaient également filmés puis publiés au ralenti sur les réseaux sociaux, pour masquer la lenteur de sa démarche.
Un déclin datant de 2015 ?
Certains signes qui ne trompent pas ont ensuite rendu ces «dissimulations» plus difficiles. Comme ce 15 juin 2024, où Joe Biden n’aurait pas reconnu l’acteur George Clooney, pourtant un ami de longue date, lors d’une collecte de fonds. Ce soir-là, le président américain faisait «de minuscules pas», aidé par un «assistant». «Il paraissait avoir pris dix ans», racontent les auteurs du Péché originel dans un extrait publié par le New Yorker . Ils y évoquent «des blocages cérébraux évidents et des signes clairs d’un déclin mental», qualifiés de «terrifiants pour certains invités». L’acteur américain est alors introduit auprès du président et les deux hommes ont échangé quelques mots. Mais l’assistant a été obligé de préciser le nom du célèbre comédien. «Il semblait clair que le président n’avait pas reconnu Clooney», jugent Jake Tapper et Alex Thompson. L’acteur «était ébranlé jusqu’à la moelle», écrivent-ils à ce sujet. Un mois plus tard, dans la foulée d’un débat catastrophique face à Donald Trump, George Clooney appelait Joe Biden, dans une tribune au New York Times, à se retirer de la course à la présidentielle.
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Mais pour les auteurs du Péché originel, le déclin cognitif du président américain date vraisemblablement de bien plus tôt, peut-être même de 2015, ce qui coïnciderait avec la mort de son fils Beau, des suites d’un cancer du cerveau. Les deux journalistes révèlent que Joe Biden avait besoin d’une assistance «considérable» pour mener de simples interviews pendant la campagne de 2020. Ce qui leur fait dire que le péché originel de Biden n’est finalement pas d’avoir retardé son retrait de la course à sa réélection en 2024 mais de s’être présenté initialement en 2020. L’aggravation de son état pourrait découler d’un autre événement familial : les ennuis judiciaires de son autre fils, Hunter, qui a passé la seconde moitié du mandat de son père à se débattre contre plusieurs accusations de crime.
Comment expliquer, dès lors, l’entêtement de Joe Biden et de ses équipes ? «Sans doute par une culture politique où la loyauté prime sur la vérité, où le contrôle de l’image l’emporte sur le souci de l’intérêt général», répond Romuald Sciora dans sa note pour l’Iris. «Peut-être aussi par un calcul électoral : reconnaître la vulnérabilité de Joe Biden, c’était fragiliser les chances démocrates face à un Donald Trump toujours plus menaçant». Pour le spécialiste des États-Unis, ce «silence» conservé pendant de longues années, «n’est pas anodin». «Il dit quelque chose de l’état des institutions américaines, et de leur rapport à la vérité. Il trahit, surtout, la peur panique qu’inspire encore aujourd’hui l’idée même d’un débat public sur les capacités cognitives d’un dirigeant. Ni la Maison-Blanche, ni le Congrès, ni les grands médias n’ont voulu assumer cette responsabilité. Tous savaient. Peu ont parlé. Et presque aucun n’a agi».