"Les Damnés" : la guerre, sans héros et sans gloire, filmée au plus près par Roberto Minervini
Avec ce premier long-métrage de fiction, le documentariste italien Roberto Minervini montre l'horreur et les misères de la guerre dans sa plus simple expression. Récompensé du Prix meilleure réalisation au Festival de Cannes 2024, dans la sélection Un certain regard, Les Damnés sort dans les salles le mercredi 12 février.
1862 : une troupe de soldats de l'Union est envoyée en éclaireur dans les terres encore sauvages du Montana. Ce petit groupe d'hommes chemine dans une nature belle et indomptée, de bivouac en bivouac, se préparant à tout moment à l'assaut d'un ennemi invisible.
Nettoyage des armes, soin des chevaux, tours de garde, corvée de bois et jeux de cartes sont leurs principales occupations. Le temps s'étire dans le silence, et dans l'ennui pour cette poignée de soldats dépêchés sur une mission dont ils comprennent à peine le sens, et dont la principale occupation consiste à attendre un ennemi qui n'arrive jamais, ou presque.
Le réalisateur concentre dans un film lancinant tout ce qui constitue le mythe de l'Amérique : grands espaces, conquête de nouveaux territoires par les armes, foi en Dieu. Mais il le fait à rebours de la mystique cinématographique américaine, avec une mise en scène résolument anti-spectaculaire, dans un rythme d'une lenteur étouffante se focalisant sur les petits détails du quotidien. L'atmosphère pesante, chargée d'un mélange de tension et d'ennui, évoque Le Désert des tartares de Dino Buzzati.
Mise en scène à l'os
Pas d'héroïsme, pas de bons et pas de méchants. On imagine que le quotidien de l'ennemi, en miroir invisible, est à peu de chose près identique à celui de notre troupe. Seulement la banalité de la guerre, son horreur nichée dans un temps qui n'en finit pas de s'étirer, dans la rugosité d'un milieu naturel hostile, dans la rudesse du climat, dans l'inconfort des campements, tout cela ajouté à la menace constante de cet ennemi d'autant plus effrayant qu'il reste invisible. Une seule scène d'action, l'attaque soudaine et meurtrière des ennemis, suffit à résumer la violence des combats, la peur, le sang, la douleur et la tristesse quand on compte les morts.
Réflexion sur la guerre, qui résonne furieusement avec les fractures qui traversent la société américaine, ce film est aussi un hymne à la nature et aux hommes, libérés par l'imminence de la mort des injonctions et des codes d'une masculinité stéréotypée, et qui s'autorisent à exprimer leurs peurs, leur douceur, leur vérité, autrement dit leur humanité, sans honte.

Peu à peu, ces hommes qui avaient tous une bonne raison d'être là (la foi en Dieu, la conviction que l'on n'a pas le droit "d'enchaîner des êtres humains") perdent le sens de cette guerre qui s'enlise jusqu'à l'épuisement. "Qu'est-ce qu'être un homme ?", interroge un jeune soldat. Une fois la jeunesse passée, la colère rentrée et le pardon à soi-même et aux autres accordé, "alors là, tu deviens vraiment un homme", lui répond son aîné.
Les Damnés est un film silencieux : économie de dialogues, pour la plupart consacrés à la quête de sens des soldats, économie de musique, posée sur un son d'ambiance pointilliste et immersif. Souvent en focale courte, en plans serrés, l'image est désaturée, évoquant le noir et banc légèrement recolorisé des images de la guerre 1914, et qui imprime une tonalité froide en parfaite adéquation avec le propos du film. "J'ai adopté certains codes, pour être clairement dans le genre film de guerre", expliquait à Cannes le réalisateur dans un entretien à franceinfo Culture.
Premier essai en fiction transformé par ce talentueux documentariste, qui dans une grande cohérence d'écriture cinématographique tient son cap de bout en bout, avec une mise en scène à l'os, parfaitement soignée, qui ramène la guerre à ce qu'elle est : une absurdité mortifère, sans héros et sans gloire.

La fiche
Genre : Historique/Guerre
Réalisateur : Roberto Minervini
Acteurs : Jeremiah Knupp, René W. Solomon, Cuyler Ballenger
Pays : Belgique/Italie/États-Unis/Canada
Durée : 1h28
Sortie : 12 février 2025
Distributeur : Les films du Losange
Synopsis : Hiver 1862. Pendant la guerre de Sécession, l'armée des États-Unis envoie à l'Ouest une compagnie de volontaires pour effectuer une patrouille dans des régions inexplorées. Alors que leur mission change de cap, ils questionnent le sens de leur engagement.