Indécence et indignité à l’hôpital public

Dans de nombreux hôpitaux, les services des urgences débordés ne peuvent plus accueillir les patients qui arrivent en ambulance, où ils vont rester de nombreuses heures en attente d’une place. Pour libérer les ambulances, certains hôpitaux ont trouvé une solution : accueillir les patients sous des tentes ou dans des préfabriqués, érigés dans les parkings, lieux de refuge non médicalisés pour ces patients devenus réfugiés sanitaires. Indignité. Indécence. En ces hôpitaux devenus inhospitaliers.

L’hôpital est devenu inhabitable. Au sens propre du mot. L’humiliation vécue par les patients abandonnés sur leurs brancards en est le signe prédictif. L’humiliation vécue par les patients rassemblés sous ces abris de fortune en est la preuve vivante.

Bien sûr, ces patients « parqués » savent qu’enfin quelqu’un s’est occupé d’eux en ne les abandonnant pas à la porte des urgences qu’ils avaient voulu franchir pour qu’on puisse prendre soin d’eux. Ils savent que les femmes et hommes de bonne volonté, en les rassemblant dans ces salles d’attente démontables, veulent les protéger avant de les soigner dignement. Il faudra pourtant bien mettre des mots sur ces expériences d’accueil dégradé. Il faudra bien dire que ces situations indécentes ne sont jamais dignes d’une société où la décence ordinaire, naissant des expériences communes, exprime les relations nouées entre les personnes partageant les valeurs de solidarité et de fraternité.

Nous ne pouvons que déplorer, fatalement, que notre société ait perdu sa décence : une société dont les institutions humilient les gens n’est plus cette « société décente qui combat les conditions constituant aux yeux de ses membres une raison de se sentir humiliés », comme le souligne le philosophe Avishai Margalit dans la Société décente. Quand l’hôpital ne peut plus accueillir décemment les plus faibles d’entre nous en ses murs, comment la honte ressentie nous permet de tenir en ce monde ?

Comment notre capacité à aider, à donner peut encore s’inscrire dans nos pratiques citoyennes si nous nous conduisons, en suivant la philosophe Simone Weil, comme « barbares avec le plus faible » ? Cynthia Fleury décrit bien ces situations d’indignité des femmes et hommes brutalisés, invisibilisés au-delà des frontières du dicible. Elle précise que le sentiment d’indignité naît aussi des conditions matérielles d’existence inhumaines vécues par les plus vulnérables. Et que la dignité ne se négocie pas.

Depuis plus de quarante ans, les politiques hospitalières ont prôné l’austérité, en fermant des milliers de lits au nom d’une rationalité économique et du sauvetage du système de santé. Idiotie rationnelle, nous dirait Armartya Sen, Prix Nobel d’économie. Les idiots rationnels sont celles et ceux qui croient que la poursuite d’une telle politique est une nécessité, en commettant l’erreur que nous, citoyens, et nous, travailleurs du soin, saurons nous adapter en réorganisant nos services, et nos parkings-refuges.

Comment juger, dès lors, l’idiotie bien-pensante de ces gouvernants sans voir, en toute clarté, que les conditions de travail des soignants et les conditions d’accueil des patients ne sont plus dignes d’une société fraternelle et solidaire ? Idiotie rationnelle et indécence vont ensemble : car seulement calculer n’est pas agir moralement. Ne voient-ils donc pas, nos calculateurs rationnels, que ces patients parqués sont bien les victimes expiatoires d’une politique incapable de répondre aux demandes de soins de nos concitoyens, devenus objets anonymisés, données de santé et non plus sujets vivants libres de parole ?

Sommes-nous devenus étrangers dans notre propre pays ? Sommes-nous, nous citoyens ordinaires, devenus des sous-hommes parce que nous ne pouvons être accueillis que par des mains qui tremblent de ne pouvoir répondre à nos attentes pourtant bien légitimes : être soignés, en tout lieu ouvert vers la cité ?

Notre morale ordinaire, en acte, ancrée dans le réel de nos pratiques sociales – le travail du soin ici – ne peut-elle pas fonder toute politique de santé au service de toutes et tous, de toutes conditions, contre une morale abstraite de nos gouvernants certains d’eux-mêmes, ordonnant ce qui est bien et juste pour nous. Reconnaître notre indignation face à l’indécence reste le préalable d’un agir politique démocratique, soucieux des conditions de vie des membres de cette communauté de femmes et d’hommes ouvertes aux vulnérabilités débilitantes.

Il n’est plus possible d’admettre que, sous les tentes et les préfabriqués, il n’existe aucun patient apeuré, abîmé, blessé, angoissé. Ils attendent une main pour les soutenir, un mot pour les apaiser. L’indécence de leur condition bouscule nos valeurs professionnelles, nous, travailleurs du soin. L’hôpital inhospitalier est devenu notre quotidien. Et nous tremblons de colère et d’effroi.