TEMOIGNAGES. "Il faut faire marche arrière" : les agriculteurs américains paient le prix des politiques de Donald Trump
Un raz de marée rouge sur les champs américains. Dans les comtés où les activités agricoles dominent, Donald Trump a remporté plus de 77% des voix en moyenne lors de l'élection présidentielle de novembre 2024, selon le site Investigate Midwest. Mais depuis le retour du milliardaire républicain à la Maison Blanche, de nombreux agriculteurs américains déchantent. Entre les soudaines hausses de droits de douane, qui chamboulent les relations commerciales entre les Etats-Unis et le reste du monde, les coupes budgétaires drastiques, décidées par la Commission pour l'efficacité gouvernementale (Doge) pilotée par l'homme le plus riche du monde, Elon Musk, et la chasse aux étrangers sur le sol américain, de nombreuses exploitations agricoles voient leur précaire modèle économique menacé.
"Quand je parle à mes agriculteurs, je perçois beaucoup d'anxiété, de stress, d'incertitude, parce que lorsqu'on entre dans une guerre commerciale, généralement, le premier pion, c'est l'agriculture", a alerté Darin LaHood, représentant républicain de l'Illinois, le 9 avril, cité par la chaîne ABC7. Le sénateur de Caroline du Nord, Thom Tillis, est allé plus loin sur CNN. Pour ce républicain, les nouvelles taxes pourraient causer des "dégâts irréparables". En 2018 déjà, au cours du premier mandat de Donald Trump, la guerre commerciale lancée contre la Chine avait eu un impact sur les revenus des agriculteurs. Depuis, le marché agricole a changé. Les prix de certaines cultures américaines, comme le soja et le maïs, ont chuté d'environ 40% depuis 2022, d'après le média Politico. Et cette fois, les taxes ne visent plus uniquement la Chine. Le Canada, le Mexique ou encore les pays européens sont aussi concernés.
"Comment tenir si la Chine cesse d'acheter nos récoltes ?"
Dans le Dakota du Nord, Justin Sherlock, président de l'association des producteurs de soja de l'Etat, appréhende un cocktail "amer" fait d'augmentation des droits de douane, de mauvaises récoltes et d'inflation : "En 2024, on a vu les prix du soja chuter de moitié. Et tous nos coûts, engrais et équipements inclus, ont flambé. Comment tenir si la Chine cesse d'acheter nos récoltes ?", se questionne l'agriculteur, qui craint aujourd'hui que Pékin, le premier importateur de soja du Dakota, ne se tourne définitivement vers le concurrent brésilien.
"Ce que les Etats-Unis avaient de plus que les autres, c’était la fiabilité. Aujourd’hui, on est en train de perdre cette réputation."
Justin Sherlock, président de l'association des producteurs de soja dans le Dakota du Nordà franceinfo
Dans le Maine, à la frontière avec le Canada, Seth Kroeck constate déjà les effets des droits de douane. Sa ferme, spécialisée dans la production de myrtilles, dépend d'une coopération étroite avec le voisin canadien. "Le nettoyage et le conditionnement de nos baies s'organisent des deux côtés de la frontière. Si les droits de douane sont maintenus, cette collaboration va s'effondrer", prévient-il. Un peu plus au sud, dans le Maryland, Elisa Lane, à la tête d'une exploitation produisant des fruits et des fleurs, partage la même appréhension. "On importe nos bulbes de tulipes d'Israël et des Pays-Bas. On ne peut pas simplement 'se mettre à produire américain'. Ce n'est pas si simple", explique l'agricultrice.
"L'année passée, j’ai dépensé 6 000 dollars rien que pour l’importation de tulipes. Si les droits de douane augmentent de 45%, je ne suis pas sûre que mes clients accepteront les nouveaux prix."
Elisa Lane, agricultrice dans l'Etat du Marylandà franceinfo
A l'autre bout du pays, dans l'Arizona, Bill Perry cultive de la luzerne et du coton avec son fils. Lui aussi tremble : "On a déjà trop de foin et pas assez de demande. Si Trump alourdit encore les droits de douane, on ne pourra plus exporter. Et les prix vont s'effondrer." L'agriculteur de 73 ans, soutien du Parti démocrate, n'épargne pas le président républicain : "Il ne comprend rien à l'économie mondiale. C'est du protectionnisme digne des années 1930."
A cela s'ajoute l'explosion des coûts, en particulier pour les intrants agricoles. "Le potassium, les engrais, les pièces détachées... Tout vient du Canada ou de Chine. On a vu les prix grimper sans pouvoir répercuter ça sur nos clients", explique Seth Kroeck. Une situation qui l'a poussé à abandonner plusieurs contrats, car "les distributeurs refusent toujours d'augmenter nos prix". En 2018, pour aider les agriculteurs à faire face à la guerre tarifaire entre la Chine et les Etats-Unis, l'administration de Donald Trump avait distribué 28 milliards de dollars d'aides, rappelle le quotidien britannique The Guardian. Pour le moment, Washington n'a pas évoqué la mise en place de subventions fédérales similaires.
"Je ne sais pas ce qui peut arriver demain"
La suspension d'aides fédérales, justement, s'ajoute à la liste des motifs d'inquiétude. Les soutiens financiers publics, qu'ils émanent du ministère de l'Agriculture (USDA) ou de l'Agence américaine pour le développement (USAID), constituaient jusque-là l'un des piliers de financement des exploitations aux Etats-Unis. Mais l'administration Trump gèle désormais les subventions issues de lois adoptées sous le mandat du démocrate Joe Biden, telles que l'Inflation Reduction Act, prenant de court les producteurs.
"On s'est retrouvés figés, du jour au lendemain", confirme Elisa Lane, dans le Maryland. L'installation de panneaux solaires sur sa ferme, financée à près de 45% par un programme de l'USDA, avait été validée à l'été 2024. "Tout était prêt. On avait engagé les travaux. Et puis, le gel budgétaire est tombé". L'agricultrice n'est pas la seule à avoir vu son projet s'effondrer. "Plus d'un milliard de dollars de subventions ont été coupés", souffle-t-elle. Des aides qui finançaient l'achat de produits agricoles locaux par les écoles et les banques alimentaires, selon Politico.
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Seth Kroeck, dans le Maine, devait, lui, moderniser son système d'irrigation et planter des haies pour favoriser la biodiversité sur son exploitation. Un contrat fédéral, signé en 2024, devait l'accompagner à hauteur de 90 000 dollars. "On avait déjà commencé certains travaux. On se retrouve avec des frais engagés, mais aucune garantie de remboursement", explique l'agriculteur. Il devait aussi recruter un salarié supplémentaire, mais l'incertitude l'a poussé à y renoncer. "Je ne sais pas ce qui peut arriver demain, la confiance est brisée", lâche-t-il.
Dans le Michigan, Rebecca Carlson, productrice de cerises à la tête d'une exploitation de 1 300 hectares, a quant à elle découvert, en mars, que sa subvention de 400 000 dollars était bloquée depuis janvier. "On avait avancé plus de 200 000 dollars, notamment investis dans la rénovation de logements pour accueillir nos saisonniers", souligne l'agricultrice. Aujourd'hui, la ferme peine à boucler son budget. "On cherche des moyens pour faire en sorte que notre récolte de 2025 soit possible", confie Rebecca Carlson. "Le plus terrible, c'est qu'on a continué à investir et que personne ne nous a prévenus que le contrat était gelé", s'agace-t-elle.
"Aujourd'hui, même si on vendait nos terres, on ne couvrirait pas nos dettes."
Rebecca Carlson, productrice de cerises dans le Michiganà franceinfo
Ce désengagement progressif de l'Etat fédéral a aussi privé les agriculteurs d'un débouché fiable : les programmes d'aide alimentaire à l'étranger, autrefois portés par l'USAID. L'Agence pour le développement international, démantelée par Elon Musk et Donald Trump, achetait notamment 2 milliards de dollars de produits agricoles chaque année, notamment du blé, du sorgho et des lentilles, rapporte le Guardian. "C'est une immense perte", déplore Justin Sherlock, agriculteur dans le Dakota du Nord. "Ces programmes ne sont pas seulement humanitaires. Ils soutiennent tout un pan de notre économie rurale", assure le représentant des producteurs de soja.
"Personne d'autre ne veut de ces emplois"
Depuis son exploitation en Arizona, Bill Perry redoute également les promesses de Donald Trump sur l'immigration. Au cœur de sa campagne présidentielle, ce dernier a promis la plus vaste vague d'expulsions de l'histoire des Etats-Unis. "Ce serait un désastre", souffle l'agriculteur, qui emploie 25 travailleurs mexicains pour s'occuper de ses 4 000 hectares. "Si on perd la moitié de l'équipe, tout s'arrête, tranche le septuagénaire. L'irrigation, la coupe, le ramassage, les machines… Tout dépend d'eux. Et personne d'autre ne veut de ces emplois."
Comme lui, des milliers de producteurs s'appuient sur une main-d'œuvre en grande partie immigrée et souvent sans papiers. D'après une enquête du ministère du Travail américain consultée par l'AFP, sur les 2,4 millions d'employés agricoles que comptent les Etats-Unis, 44% sont en situation irrégulière. Des ouvriers jugés "essentiels" par les exploitants interrogés par franceinfo.
"C'est un boulot épuisant. Douze heures par jour, six ou sept jours sur sept, parfois sous 45 degrés. Ils nous disent d'embaucher des Américains, mais personne ici n'imagine un Américain faire ça."
Bill Perry, agriculteur dans l'Arizonaà franceinfo
Dans le Michigan, Rebecca Carlson partage ce constat. "On voulait que les locaux reprennent nos emplois. Mais ça ne prend pas. Ils viennent une journée, puis disparaissent, car le métier est trop dur, trop physique", explique l'agricultrice, qui espérait employer davantage de saisonniers immigrés avec le programme H-2A, un visa spécifique aux travailleurs agricoles, avant le gel de ses subventions.
"Si l’Amérique veut continuer à manger des fruits et légumes frais, elle doit pouvoir compter sur les travailleurs migrants."
Rebecca Carlson, agricultriceà franceinfo
Dans les élevages laitiers, une étude du Texas A&M AgriLife Research, un centre de recherche américain spécialisé dans le domaine agricole, a démontré qu'une perte de 50% de la main-d’œuvre immigrée entraînerait la fermeture de plus de 3 000 fermes et une hausse d'environ 45% du prix du lait en rayon aux Etats-Unis.
A ces difficultés s'ajoutent d'autres craintes. "La peur de voir sa ferme perquisitionnée par l'immigration est réelle, confie Rebecca Carlson. Aucun de nos employés n'est en situation irrégulière, ils sont tous citoyens américains. Mais ils sont d'origine hispanique. Si la police de l'immigration décide de débarquer, de tout vérifier, et conclut à tort qu'on emploie des clandestins, on risque des amendes énormes."
"Tout ce qu'ils font, c'est nous nuire"
"Aujourd'hui, en tant qu'agriculteurs, on se sent abandonnés", résume le producteur de myrtilles Seth Kroeck, qui vote démocrate. "On n'est pas écoutés. On n'a pas l'impression d'être importants." Dans un discours prononcé le 4 mars devant le Congrès, Donald Trump a insisté sur le fait que les droits de douane seraient "excellents pour l'agriculteur américain", tout en reconnaissant qu'il "pourrait y avoir une petite période d'ajustement", rappelle la radio publique NPR. Seth Kroeck dénonce quant à lui la "déconnexion" des élus. "Beaucoup d'entre nous n'arriveront jamais à dépasser la période d'ajustement", insiste l'agriculteur.
Le sentiment d'abandon est partagé. Dans le Maryland, Elisa Lane, également électrice démocrate, évoque une politique incohérente. "On nous sert de la propagande sur le soutien aux fermiers. Mais en réalité, tout ce qu'ils font, c'est nous nuire." Pour elle, le gouvernement agit tel "un harceleur" sur la scène internationale, sans mesurer les conséquences pour les petits agriculteurs. "Toutes les décisions prises aujourd'hui aggravent la situation. Il faut faire marche arrière", implore la quadragénaire, à la tête d'une modeste exploitation de 15 hectares. En Arizona, Bill Perry ne cache plus la frustration que lui inspire le président : "Il n'écoute personne. Tout le monde proteste, mais il s'en fiche." Pour lui, Donald Trump est entouré de "républicains qui disent oui à tout", incapables de tempérer ses décisions.
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Une critique qui dépasse aujourd'hui les clivages politiques. Dans le Michigan, Rebecca Carlson a voté pour Donald Trump en 2016 et en 2020, mais a préféré s'abstenir aux dernières élections, jugeant le candidat trop populiste. Aujourd'hui, celle qui se dit "républicaine à l'ancienne" est "profondément déçue" par la vision agricole du président. Quant à Jim Hartmann, un apiculteur de Caroline du Nord qui a toujours voté pour Donald Trump, il regrette désormais sa décision auprès de CNN. "Je ne pensais pas que j'allais perdre autant d'argent, aussi rapidement", témoigne-t-il. Il estime aujourd'hui avoir perdu 50% de ses revenus.
Dans le Dakota du Nord, Justin Sherlock, électeur indépendant, préfère tempérer. "On n'est pas complètement abandonnés par le gouvernement, mais, pour le moment, on se sent seuls", explique-t-il. Il reconnaît néanmoins ressentir l'inquiétude des agriculteurs de son Etat qui ont voté pour Donald Trump. "Quand l'agriculture va mal, tout le reste suit", rappelle Justin Sherlock. Restaurants, épiceries, banques... Tout repose sur l'économie rurale. "Si ça continue, ce ne sont pas seulement les agriculteurs qui vont plonger. C'est tout un tissu local." Rebecca Carlson redoute, elle, la perte de "toute une génération d'agriculteurs".