INTERVIEW. Foot : "On est en train de créer une aventure", assure Thomas Sammut, le préparateur mental de l'équipe de France féminine
Il ne voulait plus évoquer le sujet d’ici l’Euro 2025, qui se tiendra en Suisse du 2 au 27 juillet. Thomas Sammut a fait une exception pour la direction des sports de Radio France. Le préparateur mental de Léon Marchand, Florent Manaudou ou encore Camille Lacourt, a troqué les bassins pour les terrains. Depuis le 30 septembre, il est membre à part entière du staff technique du sélectionneur national Laurent Bonadeï. Les deux hommes se sont côtoyés à Nice, en 2016 et depuis, ils attendaient l’occasion pour collaborer ensemble. Le processus est en cours depuis sept mois désormais, l’occasion de faire avec Thomas Sammut un point d’étape. Entretien.
franceinfo : C’est votre quatrième rassemblement avec les Bleues. Comment s’est déroulé le processus d’intégration ?
Thomas Sammut : Ma présence a été facilitée par l’envie des joueuses d’avoir un suivi en préparation mentale. C’était déjà un souhait de leur part. Il s’agissait de comprendre ce qu’elles recherchaient à travers moi, c’est pourquoi je les ai toutes vues individuellement. Dans un premier temps, j’ai effectué un travail sur chacune d’elles. Maintenant, nous commençons aussi à travailler sur la cohésion. C’est un pilier central, le relationnel, et même le plus important à mes yeux. On a souvent tendance à dire que cette équipe a un problème mental, mais je considère que ce n’est absolument pas le cas. Ce sont des filles qui peuvent être très fortes mentalement. Ce qui a certainement fait défaut, c’est la cohésion d’équipe, le relationnel. C’est pourquoi, avec le staff technique, nous voulons remettre cela au goût du jour et faire en sorte que les filles aient vraiment envie de jouer les unes pour les autres.
Quel a été le constat du staff technique au moment de votre venue ?
Le constat, on le connaissait, même ceux qui ne suivent pas assidûment l’équipe de France féminine de football. C’était une somme d’individualités qui avaient du mal à cohabiter ensemble. Chacune comptait sur un exploit individuel pour faire gagner les matchs. Mais force est de constater que cette approche était limitante. On peut s’appuyer sur une énorme force collective, à condition que les filles aillent la chercher. Notre rôle, c’est de faire des constats, d’établir un bilan et de proposer des pistes d’amélioration. Mais sur le terrain, ce sont les filles qui jouent. C’est donc à elles de mettre en place les choses et de se responsabiliser. On va bien voir ce qu’il va se passer, mais c’est aussi ce qui est excitant (sourires).
Comment cela se traduit-il concrètement ?
Par des prises de conscience. Pour construire un collectif, il faut d’abord être capable de se libérer individuellement. Ce n’était pas forcément le cas en raison du poids du conditionnement dans lequel les filles évoluaient, ce qui est tout à fait normal. Le poids des responsabilités, la peur de mal faire, de ne pas être à la hauteur… C’est un peu comme une épée de Damoclès : difficile de se libérer dans ces conditions. Dans un premier temps, nous faisons un travail personnel pour que chacune incarne la joueuse qu’elle aspire à être sur le terrain. Nous sommes là pour leur offrir cette possibilité, pas pour leur imposer des injonctions. Il s’agit au contraire de libérer leur potentiel, qu’elles n’aient plus peur de rater ou du jugement. Le fait d’oser doit prendre le pas sur la crainte de ne pas faire la différence ou de ne pas être celle qui marquera le but victorieux.
"En France, on a une telle peur de l’échec que cela peut inhiber les initiatives."
Thomas Sammutà franceinfo
L’idée est d’avoir des orientations différentes, un double projet. Évidemment, c’est l’équipe de France : on a envie de gagner, c’est ce qu’on recherche. Pour le moment, nous travaillons avec humilité, car nous partons de loin, mais c’est pour aller le plus haut possible. Moi, ça ne me dérange pas de démarrer très bas, au contraire : c’est à ce moment-là qu’on peut bâtir quelque chose de solide et stable pour l’avenir. Pour moi, le double projet, c’est, au-delà de la victoire, permettre aux filles de prendre en main leur destinée et leur vision de cette équipe. Veulent-elles d’une équipe stéréotypée, sans créativité ? Ou au contraire, veulent-elles se libérer ?
On ne sait pas si ça va fonctionner, on n’est pas devins, mais on se donne les moyens d’essayer quelque chose de nouveau. Plus le temps passe, plus cela va aller et plus elles auront envie d’aller sur ce chemin de l’incertitude, qui est grisant, car elles vont s’autoriser à rêver plus fort.
Le mantra que vous diffusez au sein du groupe, c’est "être soi-même"...
Je pense que cette équipe, pour diverses raisons — et ce n’est pas une critique vis-à-vis des prédécesseurs — n’a pas eu l’opportunité de se forger une véritable identité, car chacune des joueuses n’avait pas renforcé la sienne. Nous voulons créer la différence en étant différentes. Nous les encourageons à exprimer pleinement leur personnalité sur le terrain et à voir ce qui se passe. La majorité apprécie cette démarche : ne pas jouer de manière stéréotypée, mais se laisser guider par l’instinct et l’instant présent, sans calcul. Elles prennent du plaisir à jouer ainsi, et nous aussi, en les voyant évoluer sur le terrain.
Nous sommes aussi dans une phase de "séduction" : vis-à-vis des joueuses elles-mêmes, mais aussi du public, afin de recréer un lien fort. Franchement, je découvre le sport collectif féminin et c’est la première fois que j’interviens sur un groupe. J’avais beaucoup d’idées préconçues, basées sur ce que j’avais lu ou entendu…
Lesquelles ?
Qu’elles étaient des "princesses", par exemple. Mais ce n’est pas du tout le cas. Ce sont des filles qui veulent progresser, qui ont soif d’apprendre. Je prends beaucoup de plaisir à travailler avec cette équipe, car elles se donnent les moyens de sortir de leur torpeur et de trouver des solutions.
Qu’avez-vous appris de vous-même ?
J’ai appris énormément à leurs côtés, notamment qu’elles savent endurer bien plus que nous. Franchement, je l’avais oublié, car mon référentiel était le football masculin. D’une manière générale, je trouve que nous, les hommes, sommes plus fragiles physiquement qu’elles. Ce qui est intéressant, c’est qu’elles adhèrent au discours dès lors qu’il est subtil et non imposé brutalement. C’est là où réside toute la pertinence : trouver les mots justes pour qu’elles se sentent accompagnées et en confiance.
"Elles ont besoin de comprendre les choses pour se les approprier."
Thomas Sammutà franceinfo
Souvent, leur approche peut sembler scolaire, car, dès leur éducation, on leur inculque l’idée qu’elles doivent être "parfaites" en tout : en tant que mère, en tant que professionnelle… Ce moule, trop lourd à porter et inadapté, nous sommes en train de le briser.
Nous les encourageons à se libérer tout en restant dans un cadre commun, validé par elles. C’est une forme de liberté encadrée, que nous cultivons avec bienveillance et passion. L’ambition reviendra progressivement. Mais d’abord, place à l’humilité.
Vous avez désormais du recul. Comment percevez-vous le groupe ?
À chaque rassemblement, les joueuses sont très heureuses d’être là. Pour certaines, c’est même une bouffée d’oxygène. Je pense que nous pouvons accomplir quelque chose avec cette équipe. Est-ce que nous y parviendrons ? Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir.
Quoi qu’il arrive, nous sommes en train de créer une aventure. Ira-t-elle au bout ? Je l’ignore. Mais elles garderont en mémoire tout ce que nous leur proposons, bien au-delà de leur carrière. Et c’est ça, le plus important. Avant d’être des joueuses, ce sont des femmes. Nous voulons les voir s’épanouir personnellement. Car lorsqu’une identité personnelle est libérée, les retombées sportives peuvent être insoupçonnées. Même un Léon Marchand, quand j’ai commencé à bosser avec lui il y a 4 ans et demi, on aurait jamais imaginé qu’il battrait des records. On ouvre des portes.
Je me régale comme rarement je me suis régalé dans les sports collectifs sincèrement, même si j’ai travaillé avec Nice et Brest qui ont fait troisièmes de Ligue 1, ou encore avec l’équipe de Water-Polo de Marseille qui a été championne d’Europe des clubs, hé bien là c’est différent et je prends un pied énorme avec le staff technique, médical et l’équipe. C’est top.
Vous avez été précurseur en collaborant avec l’OGC Nice et le Stade Brestois. Le football évolue-t-il au niveau de la préparation mentale ?
C’est de moins en moins tabou, mais pour la grande majorité des clubs, ce n’est absolument pas une priorité, car ils n’ont pas de stratégie à moyen ou long terme. Nice et Brest avaient à l’époque une stratégie. Ils avaient peu de moyens financiers, mais les directeurs généraux Julien Fournier et Grégory Lorenzi avaient des idées, et j’ai pu m’inscrire dans ces projets.
On ne va pas se mentir, le foot est tellement fermé sur lui-même qu’il a du mal à se mettre à la page. Dans l’évolution des mentalités, on a 10 à 15 ans de retard par rapport à ce qui se fait aujourd’hui dans beaucoup d’autres sports. Le foot reste encore très macho, et la grande majorité des joueurs disent qu’ils n’ont pas de fêlure ou de faiblesse mentale, qu’ils vont s’en sortir tout seuls. On est encore dans cette ère-là. Mais il y a beaucoup de joueurs qui s’entourent de préparateurs mentaux en catimini. La préparation mentale, ce n’est pas destiné aux faibles. Ce serait comme dire que la préparation physique est réservée aux faibles physiquement. Non, c’est un moyen de se découvrir et de s’améliorer.
Vous êtes l’exemple même qu’il y a une inflexion à ce niveau ?
Cela fait 20 ans que je suis un exemple sans qu’il y ait forcément d’évolution. Je vais être honnête : dans le sport, il n’y a pas une seule grande instance fédérale qui m’a ouvert les portes et s’est intéressée à ma méthode. Pas une seule. Pourtant, j’ai contribué à faire gagner plus de 200 médailles à l’international avec des sportifs d’horizons différents. Et surtout, j’ai aidé à gagner dans la durée. Pour moi, gagner une fois, ce n’est pas gagner. On est encore en France à être gérés par des personnes qui ne veulent pas entendre parler de changement. Cela ralentit le sport en France, même si, malgré tout, on arrive à obtenir des résultats, notamment dans les sports collectifs. On n’écoute quasiment jamais les sportifs, ils doivent suivre le mouvement. J’ai beaucoup de retours de sportifs, et il y a une sorte d’omerta.
Paradoxalement, chez les féminines, le train de la préparation mentale est déjà en marche...
On en revient à ce côté macho dans le football masculin. Chez les féminines, certains l’expliquent par le conditionnement : "Ce sont des filles, évidemment, elles sont plus fragiles, plus sensibles, c’est normal qu’elles aient des accompagnateurs." Mais ce n’est absolument pas ça.
Celles que j’encadre en équipe de France n’ont pas de soucis particuliers, elles veulent simplement apprendre, en savoir plus, progresser. C’est ça, la préparation mentale : optimiser la performance. Les joueurs, parfois, ne se rendent pas compte qu’ils peuvent encore apprendre.
Je vous donne un exemple : à l’OGC Nice, le joueur avec lequel j’ai le plus échangé, c’est le défenseur Dante. Pourtant, avant moi, il ne m’avait pas attendu pour gagner des trophées. Mais il se disait : "OK, je prends de l’âge, mais j’ai toujours envie d’être performant." S’il pouvait glaner des idées à droite et à gauche, il n’allait pas s’en priver. C’est comme ça qu’à 40 ans, il est toujours indéboulonnable à son poste. Et ça, c’est un super exemple.