GRAND ENTRETIEN. L'arme nucléaire est-elle toujours dissuasive, 80 ans après les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki ?
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Le 6 août 1945, aux alentours de 8h15, les Etats-Unis larguent une bombe atomique nommée "Little Boy" sur la ville japonaise d'Hiroshima. Trois jours plus tard, Nagasaki connaît même sort tragique. Ces deux attaques nucléaires ont fait environ 210 000 morts. Elles ont aussi bouleversé les relations internationales et les stratégies de défense des différentes puissances mondiales, entre course à l'armement et prise en compte du risque.
Après quatre-vingts ans d'essais nucléaires et autant de discussions pour limiter la prolifération, le risque d'une guerre nucléaire est toujours présent. Le principe de la dissuasion fonctionne encore dans la majorité des cas, mais ce n'est pas "un absolu", prévient le politiste Thomas Fraise, post-doctorant à l'université de Copenhague (Danemark) et associé au programme Savoirs nucléaires de Sciences Po.
Franceinfo : Quels pays disposent actuellement de l'arme atomique ? Et combien d'ogives nucléaires sont disponibles dans le monde ?
Thomas Fraise : Neuf Etats possèdent l'arme atomique : les Etats-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, l'Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord. Ces pays possèdent environ 12 000 armes nucléaires, ce qui représente une baisse de 80% par rapport à la Guerre froide où on a atteint un pic à 70 000 têtes nucléaires au milieu des années 1980.
"Le nombre d'ogives disponibles actuellement est suffisant pour détruire la planète, plusieurs dizaines de fois."
Thomas Fraise, chercheurà franceinfo
Dans la majorité des cas, il s'agit d'ogives thermonucléaires (la bombe H), bien plus puissantes qu'une arme nucléaire, comme celle utilisée à Hiroshima ou Nagasaki. La bombe utilisée contre Hiroshima en 1945 avait une puissance d'environ 15 kilotonnes alors que l'arme thermonucléaire la plus puissante jamais utilisée, l'essai soviétique de la Tsar bomba en 1961, avait une puissance de 57 mégatonnes, presque 4 000 fois plus.
A quoi correspond le principe de la dissuasion nucléaire ?
Cela repose sur le principe général de la dissuasion. En gros, vous dites à un adversaire : "Si vous faites ce choix, si vous décidez d'envahir mon territoire par exemple, il y aura des conséquences nucléaires." C'est un usage de la menace destiné à convaincre l'adversaire que le coût d'une action sera tellement élevé, qu'il devrait rationnellement préférer ne pas s'engager.
Est-ce utile pour la dissuasion de posséder plus de 5 000 ogives nucléaires comme les Etats-Unis ou la Russie ?
Cela dépend de la stratégie déployée par chaque Etat. La France a environ 290 ogives, car l'argument, c'est : "Si vous nous attaquez, l'enfer se déchaînera directement." L'idée est de viser les principales villes de l'adversaire pour le dissuader ; le général de Gaulle parlait de lui "couper un bras". Les Etats-Unis ont une autre stratégie qui repose sur la "limitation des dommages".
"Les armes américaines sont destinées à être utilisée en premier et servent en priorité à détruire les armes nucléaires de l'adversaire, afin de limiter les dommages subis par les Etats-Unis et être en mesure de menacer de continuer la guerre."
Thomas Fraise, chercheurà franceinfo
Mais il y a d'autres explications à cet arsenal, notamment la compétition bureaucratique, avec différents services qui cherchent à obtenir un maximum de moyens, ou le fait que les Américains se considèrent maintenant comme obligés de dissuader deux adversaires, c'est-à-dire la Chine et la Russie. Enfin, il y a certaines armes dans l'arsenal américain qui ont pour seul but de rassurer les alliés européens, à l'image des bombes à gravité, celles qui tombent des avions. Mais l'intérêt dissuasif d'un si grand arsenal est sans doute limité. D'autant que la stratégie de "limitation des dommages" fonctionne en théorie, mais quand on commence à faire des simulations, des "jeux de guerre", on se rend compte que ça ne marche pas si bien.
Quelles seraient les conséquences, selon ces simulations ?
L'effet cumulatif d'un grand nombre de frappes nucléaires est toujours extrêmement destructeur. Les stratégies de "limitation des dommages" visent souvent des sites à proximité de civils, comme des stations radars, il y aurait donc énormément de victimes. Ce scenario rendrait aussi probable l'apparition d'un hiver nucléaire. Les scientifiques se sont rendu compte qu'il était possible qu'un certain nombre de poussières diverses en suspension dans l'atmosphère d'une planète bloquent les rayons du soleil, partiellement ou totalement.
Donc si vous utilisez énormément d'armes nucléaires, il y a un seuil qu'on ne connaît pas précisément, peut-être une centaine, à partir duquel la lumière du soleil serait affectée en raison des cendres projetées dans l'atmosphère. Cela aurait des effets sur les récoltes, sur la vie marine... Selon de récentes études, on pense qu'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan pourrait produire des changements climatiques qui mèneraient à environ deux milliards de morts, directement ou par la famine, du fait de l'effondrement des récoltes notamment. Le risque d'hiver nucléaire n'a jamais vraiment été intégré dans la stratégie des Etats.
Au regard des événements récents, comme la guerre en Ukraine ou le conflit au Proche-Orient, estimez-vous que la dissuasion nucléaire fonctionne toujours ?
On considère souvent la dissuasion nucléaire comme un absolu, alors qu'elle est toujours relative à des adversaires et à des objectifs. On ne dissuade pas tous les adversaires de la même manière. Dans le cas de l'Ukraine, on ne peut pas dire que cela a échoué, car il est clair que la dissuasion de l'Otan ne couvrait pas l'Ukraine (qui n'en est pas membre). Par ailleurs, l'Otan a bien été dissuadée. Il y a eu des débats sur les armes envoyées, sur ce que l'on pouvait se permettre sans franchir de seuil. On a par exemple évoqué une zone d'exclusion aérienne, mais ça n'a pas été fait, car on avait peur de la possibilité d'une escalade.
"La dissuasion nucléaire fonctionne en partie en Ukraine. L'Otan est probablement dissuadée par les capacités russes, qu'elles soient nucléaires ou plus conventionnelles. En revanche, pour la Russie, la possession de l'arme nucléaire encourage et facilite l'agression."
Thomas Fraise, chercheurà franceinfo
Selon les études quantitatives, il n'y a d'ailleurs pas de preuves que la possession de l'arme nucléaire par un Etat lui donne moins de chance d'entrer en conflit territorial avec un autre Etat. On voit par ailleurs que certains Etats qui n'ont pas l'arme nucléaire ne vont pas hésiter à entrer en conflit avec des Etats nucléaires. Par exemple, l'Iran n'est pas complètement dissuadé d'attaquer Israël. Et dans le cas indo-pakistanais, les deux Etats évitent l'escalade, mais ne sont pas dissuadés d'engager des formes de conflits limités, qui peuvent toujours escalader.
Est-ce que l'absence d'apocalypse nucléaire depuis 1945 n'est pas quand même une preuve de l'efficacité de cette dissuasion ?
La possession de l'arme nucléaire a une valeur dissuasive ajoutée. Mais dire que l'absence de guerre nucléaire de 1945 est liée uniquement à la possession d'armes nucléaires est erroné pour plusieurs raisons. D'abord, il faudrait prouver qu'il y avait une intention soviétique pendant la Guerre froide d'envahir toute l'Europe et que cette intention aurait été dissuadée par l'arme nucléaire et non par les armées de l'Otan. Ensuite, la question de savoir si l'arme nucléaire a empêché la guerre nucléaire est paradoxale. La crise des missiles de Cuba en 1962 est causée par l'arme nucléaire elle-même, puisque c'est le déploiement d'armes soviétiques à Cuba qui déclenche une escalade.
Il y a enfin la question de la chance. On a tendance à considérer que la valeur dissuasive des armes nucléaires ne présente aucun risque associé, alors que cela suppose un contrôle parfait sur les arsenaux. L'histoire nous enseigne que des explosions nucléaires ont été évitées de justesse, comme en 1983, avec le cas du Soviétique Stanislav Petrov. Les systèmes d'alerte soviétiques ont dysfonctionné et il a vu des signaux montrant l'existence d'une frappe nucléaire. Il était entraîné à ne pas douter et à le signaler directement à sa hiérarchie, mais il s'est méfié et a refait ses calculs. Le non-respect de la procédure a probablement empêché la guerre nucléaire.
Autre exemple avec l'accident de Goldsboro en 1961 : un bombardier américain se disloque en vol et lâche des bombes nucléaires. Trois des interrupteurs qui permettent de contrôler l'explosion se révèlent défaillants et s'enclenchent et on évite de peu l'explosion grâce à un seul interrupteur... qui a lui aussi été défaillant à d'autres occasions ! La chance est que cette défaillance ne soit pas survenue pas ce jour-là.
Vos recherches portent aussi sur la notion du secret nucléaire en démocratie, c'est-à-dire le silence des Etats concernant leur savoir scientifique, technique et leur politique nucléaire. Quel est l'intérêt de ce secret ?
Le secret produit un sentiment de sécurité, parce que les Etats ont la possibilité de dissimuler différentes vulnérabilités. Donc ça permet aux acteurs de penser qu'ils peuvent produire de l'ambiguïté. Avec l'arme nucléaire, les Etats sont dans l'incertitude totale. Ils se retrouvent en réalité dans une situation d'insécurité permanente, car à partir du moment où vous rentrez dans un conflit avec un autre Etat nucléaire, les enjeux deviennent la destruction totale d'un Etat, voire de la civilisation. Cela vous amène à être beaucoup plus prudent.
"Cela revient à se demander en permanence si vous avez bien fermé le gaz avant de quitter votre maison."
Thomas Fraise, chercheurà franceinfo
Vous ne pouvez pas le savoir à 100%, mais avec le secret, vous pouvez espérer que l'adversaire ne sache pas si vous avez fermé le gaz ou pas. Cette pratique constante du secret a en revanche des effets négatifs sur la pratique démocratique : la délibération parlementaire, l'information du public et des élus, etc. Cela entraîne ce que j'appelle une "dé-démocratisation".
Peut-on imaginer qu'un jour la France renonce à l'arme nucléaire, à l'image de l'Afrique du Sud dans les années 1990 ?
Pour qu'un Etat renonce à l'arme nucléaire, il faut qu'il considère que sa sécurité peut être assurée par d'autres moyens, ou qu'il considère que l'arme nucléaire produit de l'insécurité, ce qui est le cas pour un grand nombre d'Etats signataires du traité d'abolition des armes nucléaires.
"La possession de l'arme nucléaire pour la France participe à la définition de l'identité nationale, donc un renoncement est difficile à imaginer, mais il n'est jamais impossible."
Thomas Fraise, chercheurà franceinfo
Il y a un angle mort dans les stratégies nucléaires actuelles : notre monde est en train de changer, littéralement, sous l'effet du changement climatique. On ne sait pas à quoi va ressembler le système international sur une planète qui brûle. Est-ce que la valeur dissuasive ajoutée des armes nucléaires sera la même dans 50 ans, quand la planète ne ressemblera plus du tout à ce qu'elle est aujourd'hui ? Est-ce qu'il ne sera pas plus dangereux d'avoir la bombe que d'y renoncer ?