Kikuo Ibe, l’homme aux 140 millions de montres incassables

Il y a dans certaines inventions à la fois une part de hasard et une part de persévérance. « N’abandonnez jamais », tel pourrait être le message clé transmis par Kikuo Ibe, cet ingénieur qui, en 1983, inventa une montre capable de résister aux pires chutes. Car pour y parvenir, il aura d’abord échoué près de 200 fois, s’obstinant pendant deux ans à lâcher les uns après les autres ses prototypes depuis la fenêtre des toilettes, au troisième étage des locaux de Casio, dans la banlieue ouest de Tokyo. La légende veut que l’idée de créer une montre incassable soit née en brisant celle offerte par son père. Son cahier des charges idéal, baptisé Triple 10 : que cette montre puisse résister à une chute de dix mètres, être étanche à plus de 10 bars de pression et posséder une pile longue durée proposant une autonomie de dix ans.

Mais pourquoi ne pas avoir abandonné, après tant d’échecs ? « Vous pouvez m’appeler sorcier ou magicien, si vous vous voulez ! », s’amuse l’ingénieur aujourd’hui âgé de 72 ans, mais qui arpente encore le monde au gré d’un « Legacy Tour ». Son idée d’incorporer un module flottant au sein des montres tient en effet de la magie, ou de l’illumination. « Cette réflexion est née un peu par hasard, se souvient-il. J’étais un peu au pied du mur, désespéré à l’idée de ne pas trouver de solution pour créer une montre incassable. Je suis allé me reposer sur un banc, dans un parc, et j’ai vu une petite fille qui jouait à faire rebondir sa balle. J’ai eu une sorte de révélation : et si l’on intégrait aux montres un module disposé de manière à flotter ? Est-ce que cela réglerait le problème de la résistance aux chocs ? Il y a sans doute un peu de magie là-dedans ! » Ainsi, l’essentiel n’était pas de parvenir à rendre le module de la montre plus solide, mais de l’isoler des chocs.

La G-Shock, la montre incassable par essence. Judikael Hirel / Le Figaro
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« Pour autant, s’il fait aujourd’hui partie de l’image et de l’histoire du modèle, notre concept Triple 10 était surtout un objectif de R&D. En pratique, avec la première commercialisée, nous étions plutôt sur sept ans d’autonomie et non dix. Mais nous étions au-delà pour les 10 bars en termes d’étanchéité, comme pour le fait de résister à une chute de 10 mètres. Au fond, nous étions un peu au-dessus ou en dessous sur le premier modèle, et ce n’était pas si important que cela. Depuis, les G-Shock ont évolué, on ne raisonne plus en fonction du Triple 10. Elles ont intégré de nouvelles technologies et le niveau d’exigence a évolué en parallèle. De nouveaux critères plus exigeants ont vu le jour selon les modèles, certains fonctionnant aujourd’hui à l’énergie solaire.» 

Depuis 1983 et le premier modèle noir et carré, son invention s’est vendue à plus de 140 millions d’exemplaires à travers le monde. Imaginée à l’origine pour une clientèle professionnelle, pour les ouvriers des chantiers et des usines, elle va rapidement conquérir le public américain. Un seul spot de publicité télévisée suffira pour convaincre : une G-Shock y faisait office de palet de hockey sur glace, survivant aux coups de crosse. Encore plus convaincant quand une chaîne d’information nationale décidera d’essayer pour vérifier : la G-Shock prouve sa solidité, et les ventes décollent. Au fil des années, adoptée par la génération de la mode street wear, elle va devenir bien plus qu’une simple montre. « À ma connaissance, c’est la seule montre à avoir connu un tel succès, au point de devenir un phénomène de société. Et ce grâce aux efforts faits par nos services commerciaux, au Japon, en France et à travers le monde. Nos équipes ont travaillé dur pour faire connaître le produit auprès du public. Le fait que l’on ait su multiplier les modèles a dû également jouer. Aujourd’hui, si l’on fait le total de tous les types de modèles et de formes, on arrive à près de 3000 modèles de G Shock différentes ! Nous avons su nous adresser à un public aussi large que varié. »

Plus de 3000 déclinaisons de la G-Shock. Judikael Hirel / Le Figaro

Pour autant, Kikuo Ibé, lui, reste fidèle à sa création initiale. « Parmi l’ensemble des modèles disponibles, j’en reviens toujours aux origines, confie-t-il. Mon modèle préféré demeure le DW5600, et je ne possède que ce modèle-là. En tout, je n’en ai que trois. » Ses proches en portent-ils également ? « Jadis, j’en ai offert une à mon fils quand il est rentré au lycée. Une Oceanus entièrement en métal pour célébrer ce moment important. Mais à l’époque, je crois qu’il avait un peu honte de porter une Casio. Ce n’était pas à la mode. » Depuis, les temps, et les goûts horlogers, ont bien changé. Et la petite montre incassable imaginée dans les années 1980 continue de repousser les frontières : « Je sais qu’une G-Shock a été emmenée dans l’espace, comme c’est le cas des montres Omega. Je n’en sais pas plus, ni sur le modèle, ni, les circonstances. La NASA a quelques règles, impossible de révéler plus d’informations. Mais cela a eu lieu ! » Quoi de mieux, au fond, qu’une montre incassable pour partir à la conquête de l’espace ?