"Fermer les yeux ou serrer les dents" : derrière le procès de trois ex-cadres d'Ubisoft, une culture du silence enracinée jusqu'au sommet
"Tu arrêtes de parler de ça immédiatement. Il n'y a aucun problème chez Ubisoft." C'est l'ordre qu'un ancien salarié du géant français du jeu vidéo dit avoir reçu lorsqu'il a tenté, en 2017, d'alerter sa hiérarchie sur des faits de harcèlement moral. "Au moment de #MeToo, toutes les entreprises ont essayé, ou fait semblant, de faire le ménage. Pas Ubisoft", déplore-t-il dans le dossier d'enquête consulté par franceinfo. Le silence se fissure en juillet 2020, avec la publication d'une vaste enquête de Libération. Au 6e étage d'un immeuble de Montreuil, repaire du prestigieux service éditorial d'Ubisoft, les murs ne pouvaient plus contenir les rires gras, les propos déplacés et les humiliations en série.
Cinq ans plus tard, l'affaire franchit les portes du tribunal correctionnel de Bobigny. A partir du lundi 2 juin, trois anciens cadres devront répondre de leurs actes : Serge Hascoët, ancien numéro 2 du groupe, Tommy François, ex-vice-président du service éditorial, et Guillaume Patrux, ancien game director. Tous trois contestent les faits. Pendant cinq jours, ils seront jugés pour harcèlement moral et sexuel et tentative d'agression sexuelle, après des accusations portées par six femmes, trois hommes et deux syndicats.
Les faits qui leur sont reprochés s'inscrivent dans un système où "les humiliations étaient monnaie courante" et où "toute résistance était immédiatement brisée", avait conclu une enquête interne menée en juillet 2020. Comment une telle omerta a-t-elle pu s'installer et perdurer près d'une décennie ? Pourquoi tant de salariés ont-ils fini par croire qu'ils ne pouvaient "rien faire" d'autre que "fermer les yeux ou serrer les dents" ?
"On ne sait plus différencier si c'est déplacé ou normal"
Derrière la vitrine d'une entreprise créative et décontractée, les dizaines de témoignages d'employés dessinent un autre décor. "La parole des victimes (...) fait état d'un département [le service éditorial d'Ubisoft] aux mains d'un groupe d'hommes immatures, le considérant comme leur fief personnel et s'y livrant à tous types d'abus", a conclu l'enquête interne menée par le cabinet Altaïr en juillet 2020.
Dans cet environnement, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle se dissout. Clarisse*, en poste pendant six ans, n'a pas souhaité porter plainte, mais garde une mémoire vive de cette ambiance étouffante. "J'avais l'impression d'être tout le temps dans un bar avec une drague constante", déclare-t-elle aux enquêteurs. Traverser l'open space est une épreuve quotidienne : regards appuyés, messages ambigus, invitations à peine voilées...
"J'avais la sensation de traverser un quartier seule la nuit."
Clarisse, ex-employée d'Ubisoftface aux enquêteurs
"C'était tellement dur de se lever le matin, je me maquillais et pleurais en même temps", confie la jeune femme. "On ne sait plus différencier si c'est déplacé ou si ce sont des choses normales", glisse-t-elle. Dans ce microcosme, tout semble permis sous couvert d'humour. Certaines réunions se terminent par des dessins de pénis sur les paperboards, les murs ou les post-it, racontent plusieurs employés. Les jeux du "chat-bite" ou "l'olive" sont pratiqués librement dans les couloirs, selon les récits d'une dizaine de témoins de l'affaire.
Tommy François, l'un des trois prévenus du dossier, admet lors d'une audition avoir évolué dans un "milieu potache (...) institutionnalisé" auquel il fallait adhérer "si on ne voulait pas être exclu". A son arrivée chez Ubisoft, en 2006, il se rappelle avoir été affublé du surnom "la pute de la télé", parce qu'il venait de la chaîne Game One ou "le gros" à cause de son "poids". Quant au "chat-bite", il dit l'avoir "subi" autant que pratiqué, "sur le ton de la blague". "Cela arrivait entre collègues qui se connaissaient bien, toujours sur le ton de l'humour", assure l'ex-vice-président du service éditorial.
Propos misogynes et racistes banalisés
Au 6e étage de l'immeuble de Montreuil, les victimes de ces agissements sont souvent les mêmes : des femmes, des stagiaires, des personnes racisées... Juliette*, embauchée en 2010 comme stagiaire de l'assistant de Serge Hascoët, se voit imposer une cadence absurde : "Alain* [son manager, pour lequel les faits sont prescrits] chronométrait mes réponses à ses mails et des fois il me disait : 'tu as mis six minutes pour répondre à mon mail, mais t'es lente'". Elle reste cinq ans dans l'entreprise : "Je sortais à peine d'une grande précarité (...), il fallait que je m'arme pour tenir."
Nathalie*, qui lui succède en 2015, devient très vite à son tour la cible de ses managers.
"Alain me disait que je devais être relookée et perdre du poids."
Nathalie, ex-salariée d'Ubisoftface aux enquêteurs
Elle précise qu'il lui interdisait de prendre l'ascenseur. Entre Juliette et Nathalie circule le nom d'un réseau informel : "la communauté du bracelet", un groupe d'employés qui connaît "la vérité" sur l'open space et s'entraide à voix basse. Des murmures qui ont fini par trouver écho au tribunal correctionnel de Bobigny : les deux jeunes femmes seront sur les bancs des parties civiles.
Les témoignages font aussi état de propos islamophobes et racistes. Nathalie se souvient d'un collègue noir surnommé "Bamboula" et des commentaires sur la taille de son sexe. La jeune femme, de confession musulmane, raconte aussi qu'un manager lui a demandé après les attentats du Bataclan "si [elle] comptai[t] rejoindre Daech". Elle ajoute que ses collègues "s'amusaient à changer [son] écran avec des images de Mc Bacon" ou à poser des sandwichs sur son bureau pendant le ramadan. Confronté à ces propos, Serge Hascoët déclare aux enquêteurs n'avoir aucun souvenir de telles scènes.
Un "roi" tout-puissant qui "adoube"
Au sommet de la pyramide, le pouvoir était concentré entre les mains d'une poignée d'hommes "incontournables et omnipotents". "Serge Hascoët avait le droit de vie ou de mort sur les projets", résume un employé interrogé par le cabinet Altaïr. Le directeur créatif a toute la confiance du PDG, Yves Guillemot. "Pour avoir le budget afin de mener au bout le jeu créé, il faut plaire à Serge", peut-on lire dans une enquête interne.
"Quand le roi adoube, il délègue son pouvoir", souligne un vétéran du service éditorial. Ce pouvoir se transmet de proche en proche, par affinité plus que par compétence, selon lui. "Il n'y avait pas de politique RH jusqu'en 2020. Serge plaçait ses connaissances", constate l'auteur de l'audit interne sur le département. Alain, son bras droit pendant des années, en témoigne lui-même lors de son audition : "On m'appelait le fils du roi."
Ce cercle privilégié occupe le cœur d'un système où certains peuvent tout se permettre. "Le service éditorial était le service star, et Tommy François en était une personnalité intouchable. On ne pouvait rien lui dire", se souvient un ex-salarié. Du côté des RH, l'impuissance est patente. "Cela le faisait beaucoup rire, moi pas du tout", déplore une responsable en relatant une scène où Serge Hascoët et Tommy François simulent des fessées en criant "harcèlement !" devant le bureau des ressources humaines. Une de ses collègues admet que le numéro 2 d'Ubisoft "n'aimait pas suivre le cadre" : "Je dirais même que ça l'amusait (...) de nous embêter." Lors de son audition, Tommy François a fait valoir que "pendant [ses] presque 14 ans à Ubisoft, jamais les RH ou [ses] managers ne [lui] ont notifié quoi que ce soit au sujet de [son] comportement".
"La loyauté est une vertu cardinale"
A cette toute-puissance des managers s'ajoutent la loyauté à l'entreprise et la peur de perdre son emploi. Ubisoft incarne l'élite du jeu vidéo mondial. Dans cette "grande famille", on ne critique pas les anciens, encore moins ceux qui tiennent les rênes. "La loyauté est une vertu cardinale, l'emportant même sur les valeurs", lâche un employé d'Ubisoft lors d'un entretien avec Altaïr.
“Ma compagne m’a dit il y a quelque temps : ‘ta boîte est une secte’. Ce n’est pas faux !"
Un employé d'Ubisoftdans le cadre de l'audit interne d'Altaïr
Pour beaucoup, dénoncer des faits répréhensibles n'est pas envisageable. "Dans l'environnement du département, c'est difficile de s'insurger sans risquer des représailles ou d'être ostracisée", confie une ex-salariée en 2020. Plus de 30 témoins ont été entendus au cours de l'instruction, mais nombre d'entre eux ont renoncé à porter plainte "par crainte des réactions du milieu du jeu vidéo", pointent les enquêteurs.
La réputation pèse lourd. "Rétrospectivement, je me dis qu'à l'époque, c'était un prestige de rejoindre Ubisoft et l'équipe de Serge… Une personne était peut-être prête à subir certaines choses au lieu de les dénoncer", observe une directrice des ressources humaines lors d'une audition. Car au-delà du studio de Montreuil, Ubisoft reste un nom incontournable du secteur.
Celles qui ont tenté de résister se sont retrouvées seule. Bérénice*, qui dit avoir été régulièrement "humiliée" par Tommy François et "surchargée de travail", sombre dans un burn-out en 2015. La réaction d'Alain, l'un de ses supérieurs, selon ses dires ? "De toute façon, toi, t'as plus que ça donc on en profite, tu diras jamais rien." Face aux enquêteurs, Alain a déclaré qu'il n'avait "rien à dire" concernant Bérenice et qu'il l'avait "toujours trouvée bien sympa".
Elle sera sur le banc des parties civiles, tout comme Benoît*, pour qui les années passées à Ubisoft en tant qu'artiste 3D ont constitué "une dégringolade" qui l'ont mené "vers de l'anxiété, des troubles du sommeil et de l'alimentation". Il explique lors d'une audition : "Cette plainte, c'est presque un acte désespéré… De toute façon, je n'ai rien à perdre puisque je ne retournerai jamais dans une entreprise de jeu vidéo."
"Les RH savaient tout, voyaient tout"
Chez Ubisoft, nombreux sont ceux qui pointent la direction des ressources humaines comme un maillon faible du système. "Les RH n'étaient pas les alliés des collaborateurs, mais les protecteurs des abuseurs", accuse un ancien salarié. Quand Nathalie alerte sur les propos sexistes d'un manager, la réponse est brutale, affirme-t-elle : "L'assistante que tu remplaces a tenu trois ans, c'est à toi de t'adapter." Trois directrices des ressources humaines ont été mises en examen et entendues par les enquêteurs, qui ont finalement abandonné les poursuites. Mais leurs conclusions n'effacent pas l'image d'un service passif, voire complice. "Je pense que chacun avait des bouts du puzzle, mais pas de vision d'ensemble", admet une responsable face aux enquêteurs. "Il n'y avait pas de pouvoir disciplinaire en 2015", reconnaît une autre.
Bérénice décrit un système verrouillé et une chaîne de responsabilité brisée à tous les étages. "Les RH savaient tout, voyaient tout, et parfois même blaguaient avec les harceleurs. Certaines jouaient la maman marâtre, assumant le rôle de bourreau pour protéger Serge Hascoët et Tommy François." Même les recours médicaux semblent vains. Bérénice affirme que "le médecin du travail avait 85 ans, elle n'avait plus toute sa tête. Elle demandait aux gens de se déshabiller et se rhabiller plusieurs fois."
"On ne savait plus vers qui se tourner.”
Bérénice, ex-employée et victimeface aux enquêteurs
De son côté, Yves Guillemot parle de "quelques personnes toxiques", mais nie toute dérive systémique. Une lecture que contestent syndicats, parties civiles et avocats de la défense. Jean-Guillaume Le Mintier, qui représente Serge Hascoët, dénonce un procès au périmètre trop restreint. "Si on veut être cohérent avec l'idée que le harcèlement soit systémique, il faut que tout le monde soit présent à la barre", avance-t-il.
"Tous les services managériaux ont encouragé cette politique d’entreprise."
Jean-Guillaume Le Mintier, avocat de Serge Hascoëtà franceinfo
"Les outils d'alerte ne fonctionnent toujours pas", déplore de son côté l'avocate du Syndicat des travailleurs du jeu vidéo, qui s'est porté partie civile. Elle dénonce une entreprise "coutumière du fait", où "l'omerta est devenue une méthode de management". Et conclut : "Ce procès aurait aussi dû être celui d'Ubisoft."
* Les prénoms ont été modifiés.