RECIT. EPR de Flamanville : de la construction à la mise en service, on vous raconte l'interminable calvaire pour le nucléaire français
La lumière au bout du tunnel. Après dix-sept ans de travaux monumentaux, marqués par des incidents à répétition et un dérapage budgétaire colossal, l'EPR de Flamanville va enfin alimenter usines et logements en électricité, vendredi 20 décembre. Le réseau français peut désormais compter sur ce réacteur de nouvelle génération, le plus puissant jamais construit dans l'Hexagone. A terme, ce dernier alimentera environ deux millions de foyers, selon EDF.
Cette prouesse technologique made in France aura tout de même du mal à effacer l'ardoise laissée par le chantier. Le raccordement au réseau de l'EPR de Flamanville intervient...avec douze ans de retard sur la date prévue. Son budget total a, lui, été multiplié par quatre par rapport au devis annoncé par EDF en 2007. Un dérapage spectaculaire qui marquera l'histoire nucléaire française.
Un lancement sous pression
La première pierre du réacteur, posée le 3 décembre 2007 sur la côte ouest du Cotentin, en Normandie, est en réalité une coulée de béton. D'un côté, une falaise granitique de 70 mètres de haut ; de l'autre, les eaux glacées de la Manche. Au milieu, se trouve le vaste site retenu pour construire ce qui doit devenir le nouveau fleuron d'EDF.
Dans la soirée, le coulage du béton commence pour une durée de 36 heures, sans interruption. Plus de 10 000 tonnes de ciment sont déversées sur la structure métallique mise en place durant les semaines précédentes. L'objectif est de réaliser le radier du futur réacteur, c'est-à-dire la première dalle du plancher : un cercle de 55,60 mètres de diamètre sur 1,75 mètre d'épaisseur.

A cet instant, le chantier de l'EPR de Flamanville commence officiellement, dans les délais annoncés par EDF. "La construction est prévue sur cinquante-quatre mois [soit quatre ans et demi], un planning ambitieux mais que nous considérons comme réaliste et soutenable", lance alors Bernard Salha, directeur de la division ingénierie nucléaire de l'époque. Le représentant d'EDF se veut rassurant : "Il n'y a pas ou peu de risque de dépassement budgétaire."
Mais derrière ces annonces se cachent déjà des fondations fragiles. Le chantier est en réalité lancé de manière précipitée, "sur la base de références techniques erronées et d'études détaillées insuffisantes", écrit la Cour des comptes dans un rapport publié en 2020. "La construction a débuté avec moins de 50% du design bien réalisé", complète Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).
"Un architecte vous dira que même pour une maison individuelle, il faut avoir ses plans terminés en amont du chantier. C'était loin d'être le cas pour l'EPR."
Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse en sciences et technologies nucléairesà franceinfo
En arrière-plan, "il y avait une pression politique très forte", ajoute cette docteure en réaction nucléaire. A l'Elysée, où Nicolas Sarkozy vient de s'installer, on pousse pour que l'énergéticien français présente au plus vite sa nouvelle vitrine du nucléaire au monde entier. Mais les premières difficultés ne vont pas tarder à arriver sur le chantier.
La fissure originelle
L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) prend la plume pour la première fois le 29 avril 2008. Dans une lettre d'information, elle annonce avoir relevé plusieurs "anomalies" sur le chantier. Parmi elles, des fissures ont été détectées dans la coulée de béton effectuée du 3 au 5 décembre 2007 et des armatures de fer ont été jugées non conformes. Le 26 mai, l'ASN demande à EDF de suspendre les travaux. Le premier arrêt d'une longue liste.

Car si le groupe français a pu rapidement traiter les fissures en injectant une résine sous pression, l'ASN s'inquiète surtout d'"un manque de rigueur de l'exploitant et des prestataires externes dans la construction du futur réacteur et des insuffisances du système de management de la qualité d'EDF". Une faiblesse qui s'avérera récurrente.
"Il y a eu une défaillance grave dans le pilotage de ce chantier et une culture du fait accompli", tance aujourd'hui Yves Marignac, expert pour Negawatt, association spécialiste et critique de l'énergie nucléaire. Mais en ce printemps 2008, EDF arrive à convaincre l'Autorité de sûreté nucléaire avec un nouveau plan d'actions. Le chantier peut donc reprendre le 17 juin.
Des tensions jusqu'au drame
Durant les premières années de travaux à Flamanville, le géant Bouygues est en charge des principales constructions. Le site se transforme en une gigantesque fourmilière où des milliers d'ouvriers s'activent dans des secteurs très divers. "Les copains sur le chantier ont rapidement vu que ça ne semblait pas tout à fait être un chantier comme les autres", remarque l'ancien syndicaliste Jean-Charles Risbec, co-auteur de EPR Flamanville, un chantier sous tensions.
"Les entreprises ont voulu rompre avec le modèle des années 1970-1980 et ont commencé à avoir recours à de très nombreux sous-traitants en cascade."
Jean-Charles Risbec, ancien syndicalisteà franceinfo
Dans son rapport sur l'EPR, commandé par le gouvernement et publié en 2019, l'homme d'affaires Jean-Martin Folz évoque ainsi des "relations insatisfaisantes" entre EDF et les entreprises et un manque d'"atmosphère collaborative".

Face aux besoins énormes de main-d'œuvre, les entreprises du chantier font également appel à de nombreux travailleurs détachés, venus de toute l'Europe. "Il y avait comme un système de casernement. On ne pouvait pas s'adresser aux travailleurs", se remémore Jean-Charles Risbec dans le livre qu'il a écrit avec plusieurs ouvriers.
"Au début de l'année 2011, on est dans le dur. Et on fonce dans le mur."
Jean-Charles Risbec, ancien syndicalisteà franceinfo
Dans ce contexte, les tensions sociales ne tardent pas à ébranler le chantier. Plusieurs centaines de Polonais et de Roumains sont privés de leurs droits sociaux et de nombreux accidents du travail ne sont pas déclarés... jusqu'au drame. Le 24 janvier 2011, une grue percute la plateforme d'un soudeur qui travaillait à l'extérieur de l'enceinte du réacteur. L'homme de 37 ans, père de trois enfants, fait une chute mortelle de 15 mètres.
Les répliques françaises de Fukushima
Ce tragique accident marque le début d'une annus horribilis pour le chantier de Flamanville. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre et un tsunami détruisent une partie de la centrale japonaise de Fukushima. Il s'agit du plus grave accident nucléaire depuis la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Et les répliques sur l'EPR de Flamanville, situé lui aussi en bord de mer, ne tardent pas à arriver.
"L'accident de Fukushima a montré qu'il pouvait y avoir des combinaisons d'aléas naturels tels qu'on pouvait avoir une perte totale de sources électriques et de sources de refroidissement sur une durée très longue", explique Karine Herviou, directrice générale adjointe du pôle sûreté nucléaire de l'IRSN, l'institut français de référence sur les risques nucléaires.
Malgré son avance technologique sur le reste du parc français, l'EPR – qui a été conçu à partir de 1989, peu après l'accident de Tchernobyl – doit faire ses preuves lors d'un stress test européen décrété après Fukushima. Résultat : de nouveaux moyens d'alimentation en eau sont finalement décidés pour consolider encore la sécurité. A l'été 2011, EDF annonce dans un communiqué que le chantier ne sera pas fini avant 2016, dans un climat de défiance de plus en plus important.
Une cuve qui renferme des secrets
Deux ans plus tard, à l'automne 2013, le chantier fête une étape majeure. Après un long périple depuis la Bourgogne jusqu'à la Normandie en passant par le détroit de Gibralatar, la cuve du réacteur – 11 mètres de long et 425 tonnes – débarque enfin à Flamanville, le 7 octobre. Le défi logistique est relevé avec brio, quelques mois seulement après la pose du dôme du bâtiment réacteur, autre symbole de l'avancée des travaux.

Cette cuve va rapidement devenir l'un des problèmes majeurs du chantier, dont les conséquences ne sont toujours pas entièrement résolues aujourd'hui. En cause : une anomalie dans la composition de l'acier, annoncée par l'ASN en 2015. "Il y avait un excès de carbone à certains endroits des calottes qui pouvait amener à modifier les propriétés du matériau de la cuve", se souvient Karine Herviou. Plusieurs années d'enquête sont nécessaires pour déterminer les risques liés à cette anomalie.
En 2018, le verdict tombe : la cuve peut bien être installée, mais son couvercle devra être remplacé lors du premier arrêt du réacteur, prévu environ un an après sa mise en service. Cette mésaventure laisse une ardoise conséquente au constructeur et retarde encore le chantier. Pire : elle révèle les tentatives de dissimulations d'EDF et d'Areva. En effet, les deux entreprises avaient été alertées dès 2005 des dysfonctionnements de la forge du Creusot, où a été conçue la cuve à partir de 2006.
"Le risque était connu, mais il a fallu attendre le dernier moment pour que les examens soient faits."
Yves Marignac, expert nucléaire pour Negawattà franceinfo
Ces graves malfaçons mettent également au jour l'état de délabrement de la filière industrielle française après un long "hiver nucléaire", durant lequel aucun réacteur n'a été construit pendant près de 20 ans. Le rapport de Jean-Martin Folz pointe ainsi la responsabilité de la forge du Creusot, "dont la longue période de sous-activité aura entraîné une profonde dégradation du savoir-faire malheureusement illustrée par une désolante succession d'incidents majeurs".
Des soudures qui tournent au casse-tête
Cette érosion des compétences et cette tentative de dissimulation des complications se retrouvent également aux racines des irrégularités de soudures qui ont émaillé le chantier. En 2017, EDF informe l'Autorité de sûreté nucléaire de l'existence de "non-conformités" sur 66 soudures des tuyauteries de vapeur principales. Or, dans le projet présenté, celles-ci sont censées être "en exclusion de rupture", c'est-à-dire que l'hypothèse d'une rupture n'est même pas envisagée. Ce choix a une contrepartie : des exigences extrêmement hautes en termes de conception.

Or, le compte n'y est pas. "Il y a eu principalement deux anomalies : un écart dans les exigences qui ont été transmises aux fabricants et des défauts lors de la réalisation des soudures, en usine et sur le chantier", explique Karine Herviou. De graves défauts qui vont se transformer en casse-tête de plusieurs années pour EDF. En effet, huit de ces soudures non conformes sont très difficiles d'accès car elles se situent entre l'enceinte interne et externe de confinement du réacteur. En 2018, EDF propose le maintien en l'état des soudures, mais l'Autorité de sûreté nucléaire refuse. Reste à EDF deux options : tout démonter ou trouver un moyen de passer par les tuyauteries pour procéder aux réparations. Ce n'est qu'en 2021 qu'EDF trouve une solution grâce à un robot-soudeur conçu pour l'occasion.
Un bilan catastrophique
Cet énième retard, évalué à onze années dès 2019, aurait pu être largement évité. En effet, dès 2013, un écart sur ces soudures avait déjà été détecté par le sous-traitant du fabricant Framatome, rappelle la Cour des comptes. "EDF n'a fait état de ces difficultés qu'une fois que tout était en place et soudé... On ne change pas une habitude censée gagner", soupire Yves Marignac. Même agacement du côté du gendarme du nucléaire. "Nous avons été informés que tardivement et cela a amplifié les difficultés", euphémise Julien Collet, directeur général adjoint de l'ASN.
Le manque de professionnels du secteur est également pointé du doigt. "Pour former un soudeur très qualifié avec toutes les habilitations dans le nucléaire, c'est à peu près le même temps qu'un médecin", rappelle Jean-Charles Risbec. Et c'est toute l'industrie du nucléaire qui est concernée. "On a dégringolé dans un certain nombre de domaines en raison de la désindustrialisation de la France", renchérit Emmanuelle Galichet, qui forme les futurs ingénieurs nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers. Mais l'enseignante assure que cela est en train de changer.
"On s'est bien cassé la figure sur ce chantier, mais maintenant, on a appris de nos erreurs."
Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse en sciences et technologies nucléairesà franceinfo
Après dix-sept années de travaux sans fin et une facture colossale, le bilan dressé par Jean-Martin Folz dans son rapport est sans appel : "La construction de l'EPR de Flamanville aura accumulé tant de surcoûts et de délais qu'elle ne peut être considérée que comme un échec pour EDF." Mais l'énergéticien français a déjà les yeux rivés ailleurs. A 300 kilomètres de Flamanville, la centrale de Penly (Seine-Maritime) pourrait être la première à accueillir les deux premiers réacteurs EPR 2 annoncés par Emmanuel Macron en 2022. L'ASN est déjà en train de plancher sur l'autorisation de construction. Un nouveau défi qui marquera peut-être la relance de l'industrie nucléaire française, avec six nouveaux réacteurs prévus pour 2050... ou un peu plus tard.