REPORTAGE. "Chaque porte, chaque fenêtre compte" : à Philadelphie, les démocrates traquent les indécis pour remporter l'Etat clé de Pennsylvanie

À force de faire du porte-à-porte, Beth Goldstein a développé quelques techniques. "Il faut éviter les soirs de match de football, et faire comme si la sonnette ne fonctionnait pas", sourit la militante démocrate, en toquant vigoureusement à une porte des quartiers sud de Philadelphie (Pennsylvanie, Etats-Unis). "Bonjour, je suis une voisine, et je voulais savoir si vous aviez déjà fait le nécessaire pour le scrutin du 5 novembre ?", demande-t-elle lorsque la porte s'ouvre. A quelques jours de l'élection présidentielle américaine, le but est de convaincre les indécis, mais surtout de "faire sortir les votes". En clair : motiver les électeurs occasionnels afin de maximiser la participation dans ce bastion démocrate.

Beth Goldstein, militante du Parti démocrate à Philadelphie, consacre une grande partie de son temps libre au porte-à-porte dans le sud de la ville. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Il ne suffit pas de gagner, il faut gagner largement à Philadelphie pour réussir à envoyer Kamala Harris et [son colistier] Tim Walz à la Maison Blanche", explique Beth en pressant le pas. Cette après-midi-là, elle a une quarantaine de visites à réaliser.

Dans le sprint final, l'enjeu est de taille : cet Etat du Nord-Est américain est considéré comme le plus important des swing states, capable de faire basculer l'élection présidentielle. La course y est pour le moins serrée : mercredi 30 octobre, moins d'un point sépare les deux candidats dans les sondages. "Il faut imaginer les grandes villes démocrates – Philadelphie, Harrisburg, Pittsburgh – comme des îlots au milieu de très nombreux comtés républicains, schématise Beth. Notre travail, c'est de puiser dans ces énormes réservoirs bleus [la couleur associée au Parti démocrate] le plus de votes possibles."

Ne pas revivre le "traumatisme" de 2016

En 2020, le président Joe Biden avait remporté la Pennsylvanie avec 1,2 point d'avance sur Donald Trump. Mais l'écart était bien plus net à Philadelphie et dans sa région, allant jusqu'à 90 points d'écart dans certains quartiers, selon cette carte détaillée du New York Times. "On peut dire que la ville et ses banlieues ont permis à Joe Biden de gagner dans l'Etat", souligne Beth Goldstein. Charge aux soutiens de Kamala Harris de "renouveler ces bons chiffres", poursuit-elle, en passant devant une pancarte pro-Trump collée à la fenêtre d'un immeuble en briques ocres. Pour cette élection, la Pennsylvanie a adopté l'inscription automatique sur les listes. "Un bon pas en avant, mais il nous reste beaucoup à faire", commente la militante démocrate.

Dans le sud de Philadelphie, des panneaux en soutien à Donald Trump voisinent avec ceux appelant à voter pour Kamala Harris. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Quand elle n'est pas au lycée voisin en train de donner des cours de maths, ou au club de judo qu'elle tient avec son mari, Beth Goldstein passe "énormément de temps" à faire du porte-à-porte pour le ticket Harris-Walz et les autres démocrates candidats à des scrutins locaux. "Je suis encore traumatisée par la présidentielle de 2016, confie-t-elle. J'étais au QG de [la candidate démocrate] Hillary Clinton quand nous avons appris que Trump avait gagné... C'était l'apocalypse", se souvient-elle. Huit ans plus tard, le discours outrancier du républicain et son rôle dans la restriction du droit à l'avortement à travers le pays sont autant de raisons pour Beth de "s'investir à fond".

"Le climat est trop tendu, je préfère ne pas m'afficher"

Un paquet de prospectus sous le coude, la mère de famille progresse à son rythme. En cas d'absence, elle en glisse quelques-uns dans l'embrasure de la porte. "Dans ces quartiers du sud de Philadelphie, chaque porte, chaque fenêtre compte", assure-t-elle. Après plusieurs échecs, une électrice se présente enfin à sa fenêtre, rejointe par son chat. Kathleen, 61 ans, a déjà voté par anticipation. "Vous voulez une affiche Kamala Harris pour votre façade ?", propose Beth. "Le climat est devenu trop tendu, je préfère ne pas m'afficher", refuse Kathleen poliment.

Deux numéros plus loin, Jack, 27 ans, ouvre la porte en tenue de sport. "Je n'ai pas encore voté, je vais essayer de le faire en avance", explique le jeune homme. "Mais vous pouvez compter sur moi", lâche-t-il, en avisant le badge "Kamala Harris" que porte Beth.

Une affiche invite à aller voter de façon anticipée pour éviter les "longues files" dans les bureaux de vote le jour de l'élection présidentielle, le 5 novembre. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Alors que les candidats Trump et Harris ont dépensé des dizaines de millions de dollars dans des spots de publicité et autres campagnes d'appels et SMS "qui inondent la Pennsylvanie", le porte-à-porte "reste une valeur sûre", selon Beth.

Le camp d'en face a aussi annoncé des efforts inédits à Philadelphie. Les démarcheurs républicains "essaient de ne rater aucun électeur", a assuré Josh Novotney, responsable local du parti, dans les colonnes du Philadelphia Inquirer. Reste que, dans le sud ou même le nord-est de la ville, plus favorables à Donald Trump, les électeurs républicains rencontrés sont très peu à avoir été sollicités. Contactés par franceinfo, les principaux relais de la campagne républicaine à Philadelphie n'ont pas donné suite à nos demandes.

Inflation et guerre à Gaza, des sujets "compliqués"

A la nuit tombée, d'autres volontaires poursuivent le quadrillage de ces quartiers aux électeurs très convoités. Bridget, 39 ans, salariée dans le marketing, forme ce soir-là un duo avec Rebecca, 34 ans, pédiatre dans un établissement public. Téléphone à la main, elles se partagent une liste de 60 portes sur plusieurs pâtés de maisons. Les données proviennent directement des registres électoraux, qui sont publics aux Etats-Unis, et sont actualisées en permanence via une application dédiée.

Bridget et Rebecca, deux bénévoles, font régulièrement du tractage et du porte-à-porte pour le Parti démocrate dans les quartiers sud de Philadelphie. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Les bénévoles peuvent voir si une personne a voté par anticipation, et ainsi passer à un autre domicile. "Ça nous fait gagner un temps précieux, commente Bridget. On peut discuter plus en détail avec les électeurs et, peut-être, les convaincre davantage." Car lors de leurs passages, les bénévoles font parfois face à des démocrates hostiles à Kamala Harris. "Les principaux reproches qui lui sont faits concernent la hausse des prix et la guerre à Gaza", résume Tamesh Kemraj, employé du South Philly Voter Project, qui supervise les actions de porte-à-porte. Face au bilan humain extrêmement lourd du conflit entre Israël et le Hamas, les livraisons d'armes américaines à l'Etat hébreu pourraient pousser une partie de l'électorat traditionnellement démocrate vers la candidate indépendante Jill Stein notamment.

Tamesh Kemraj, employé du groupe d'action South Philly Voter Project à Philadelphie, croit en l'échange pour convaincre les électeurs qui jugent Kamala Harris trop conciliante avec Israël. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Ce sont des sujets compliqués, on essaie de leur répondre avec des arguments qui nous sont propres, chacun peut échanger comme il le souhaite sur le perron", assure Tamesh Kemraj. Même si les discussions peuvent être houleuses, la mobilisation des électeurs "reste une priorité", assure-t-il, fier des "30 000 portes atteintes" en un peu plus d'un mois. "La course est tellement serrée en Pennsylvanie que nous irons voir les gens chez eux jusqu'au matin du 5 novembre", prévient-il.