À Paris Habitat, l’attribution d’un logement cossu à une élue du CSE déclenche une guerre syndicale

Il faut aux familles parisiennes une dizaine d’années pour obtenir un logement social. Bien entendu c’est une moyenne - certains dossiers sont traités plus rapidement que d’autres. Fatiha O. a eu cette chance : moins de deux ans après sa demande de mutation, sa famille a obtenu l’attribution d’un nouveau logement social, un élégant T4 dans une rue prisée du 5e arrondissement de Paris. L’heureuse habitante du quartier latin sait que sa situation est enviable, et pour cause : elle est elle-même... salariée de Paris Habitat, l’office public de la Ville de Paris chargé de construire et d’attribuer la plupart des logements du parc social parisien.

Surtout, Fatiha O. a vu sa situation se débloquer quelques mois seulement après son élection au Comité social et économique (CSE) de Paris Habitat. Élection à la suite de laquelle elle a pris la présidence d’une «commission logement» chargée, au sein de Paris Habitat, de faciliter l’accès des fonctionnaires de l’organisme à des logements sociaux. Une succession de coïncidences... qui lui ont valu de graves accusations de prise illégale d’intérêts, portées par d’autres membres du CSE, puis bientôt reprises avec virulence dans des mails anonymes envoyés à la direction et aux salariés de Paris Habitat.

Blanchie par un rapport commandé à un cabinet d’audit au terme d’une enquête sommaire, Fatiha O. peut compter aujourd’hui sur le soutien sans faille de la directrice générale de Paris Habitat, Cécile Belard du Plantys. Mais ses accusateurs n’en sont pas restés là. Après avoir été exclus du bureau du CSE, les deux syndicalistes ayant dénoncé sa situation contestent leur exclusion et ont déposé plainte devant le parquet national financier. Attisant un peu plus encore des tensions déjà exacerbées au sein des instances de représentation du personnel de Paris Habitat, ravagées depuis le printemps par une guerre sans merci entre factions syndicales rivales.

Rivalités syndicales

Pour comprendre cette situation cauchemardesque, il faut remonter à l’automne 2022. Une élection pour désigner les représentants siégeant au CSE se prépare. Cela fait des décennies que le comité d’entreprise est dirigé par FO et la secrétaire du CSE, Patricia C., règne sur le comité d’entreprise depuis 1994. Elle a du reste navigué plusieurs fois en eaux troubles : Paris Habitat a déjà été au cœur de plusieurs scandales récents. Le dernier en date, une affaire de vols de mobilier étouffée par la direction, avait conduit au départ de l’ancien directeur, Stéphane Dambrine. Lequel avait vu sa chute amortie par un confortable «parachute doré» de 500.000 €. Déjà à l’époque, comme d’ailleurs dans les lignes qui vont suivre, les comptes rendus de réunions du CSE avaient été épluchés en détail par la presse... Toute une ambiance.

À l’automne 2022, donc, un vent de changement souffle sur le comité d’entreprise. Fatiha O., qui est adhérente historique de FO, change de monture au dernier moment de peur de n’être pas placée en situation éligible sur la liste, et se présente sous les couleurs du SUPAP-FSU. Aux côtés de Nawale L., qui fait campagne pour le poste de secrétaire depuis deux ans. En décembre, le résultat fait l’effet d’un séisme : le SUPAP-FSU remporte l’élection, Nawale L. est élue secrétaire du CSE, Fatiha O. trésorière. Le secrétaire adjoint est Luc P., élu CFDT-CFTC et donc allié du SUPAP-FSU contre FO.

Le 18 janvier 2023, les membres des différentes commissions qui composent le CSE sont désignés. Fatiha O. obtient la présidence de la commission d’information et d’aide au logement. Celle-ci a pour rôle de faciliter l’accès des 2800 collaborateurs de Paris Habitat au logement. En particulier, la commission est en lien avec la plateforme AL’in (Action Logement), qui met à disposition des logements sociaux - gérés bien entendu par Paris Habitat qui est le principal bailleur social en région parisienne et loge plus de 280.000 habitants de Paris ou de proche banlieue.

«Risque de conflit d’intérêts et de corruption passive»

Lorsqu’elle prend la présidence de la commission logement, Fatiha O. est déjà locataire d’un logement social de Paris Habitat, obtenu via la plateforme Action Logement en 2020 : un T3 dans le 12ème arrondissement, qui lui avait été attribué après une première demande de mutation suite à la naissance de son premier enfant. La naissance d’un deuxième enfant l’avait poussée à déposer de nouveau une demande de mutation en novembre 2021, qu’elle avait actualisée en octobre 2022 après la naissance du troisième. Cette demande est faite sous son nom d’épouse, tandis que Fatiha O. est connue de ses collègues sous son nom de jeune fille.

Mais en octobre 2022, l’agence de proximité de l’office de Paris Habitat avait refusé de classer sa demande comme prioritaire. En effet, même si la famille s’est agrandie, le foyer de Fatiha O. n’entre pas dans les critères de la «Charte des mutations dans le parc social» de la Ville de Paris : pour être en «suroccupation» dans un logement, une famille doit disposer de moins de 12 m² par personne, or la famille de Fatiha O. vit avec deux adultes et trois enfants dans un T3 de 70 m².

Le 15 février 2023, un mois après avoir été élue à la tête de la commission logement et après qu’elle a obtenu les codes permettant de valider les demandes de logement des salariés de Paris Habitat sur la plateforme Al’in, Fatiha O. voit sa demande prioritaire de logement validée sur la plateforme gérée par sa propre commission. Dans la plainte déposée devant le parquet national financier, l’avocat Me Pierre Farge indique que Fatiha O. se serait «inscrite discrètement», sans en référer au reste de la commission logement. Le rapport d’audit commandé par Paris Habitat indique pourtant que la validation de cette inscription n’a pas été faite par Fatiha O. elle-même, mais par une salariée du CSE qui assiste la commission logement.

Dans le courant du mois de mars, deux élus de la commission logement se plaignent du comportement de Fatiha O. à la tête de la commission, jugeant que celle-ci agit de manière opaque et solitaire. Ils font part de leurs réserves à la secrétaire du CSE Nawale L. et à son adjoint Luc P.. La situation se tend entre la secrétaire du CSE et la trésorière, et des tractations ont déjà lieu entre certains élus pour obtenir la démission de Nawale L. «Il faut la pousser à bout, il faut qu’elle démissionne», confie l’un d’eux à Luc P., en aparté.

Dans ce climat déjà bouillonnant, Nawale L. alerte l’ensemble du CSE, lors d’une réunion le 20 avril 2023, d’un «risque de conflit d’intérêts et de corruption passive», s’agissant de la demande de mutation de Fatiha O. et de sa conduite à la tête de la commission logement. Le CSE fait geler l’action de la commission logement, le temps d’éclaircir les faits qui sont reprochés à sa présidente.

Enquête externe par un cabinet d’audit

Lors d’un CSE extraordinaire convoqué le 16 mai à la suite de ce signalement, et dans une atmosphère électrique, les élus de Paris Habitat décident de confier au cabinet d’audit Figures, un partenaire régulier de l’organisme public, le soin de faire une enquête sur les faits reprochés à Fatiha O. Au terme d’une succession d’amabilités échangées entre les membres du CSE («Monsieur le donneur de leçons», «je n’ai aucune leçon à recevoir de toi», «vous n’avez pas été élus, que voulez-vous que j’y fasse ?»...), le CSE décide par un vote de confier l’enquête au cabinet Figures. Quatre référents appartenant à chacun des quatre syndicats sont désignés.

Mais l’ouverture de cette enquête n’empêche pas Fatiha O., alors que sa situation est pourtant gelée en attendant les conclusions du cabinet d’audit, de recevoir le 31 mai une première proposition pour une mutation dans un nouveau logement social, un T5 dans le 12e arrondissement. À Paris Habitat, ces propositions sont faites dans le cadre d’une commission d’attribution au cours de laquelle les dossiers sont anonymisés. Trois dossiers sont systématiquement proposés, et la commission en sélectionne un à qui le logement est proposé. Plusieurs élus du CSE assurent au Figaro que Fatiha O. aurait laissé passer plusieurs mois avant de refuser cette première proposition de logement, alors que l’on ne dispose normalement que de 10 jours pour répondre à une proposition de logement. L’intéressée dément catégoriquement, et assure qu’elle a «respecté le délai».

Toujours est-il que dans le même temps, et sans attendre les conclusions du cabinet d’audit, d’autres élus du CSE organisent déjà la suite - anticipant l’éviction de Nawale L. à la tête du comité d’entreprise. Une conversation surprise et enregistrée à travers la cloison par un salarié de Paris Habitat révèle que le 3 juillet, Fatiha O. s’entretient avec plusieurs élus dont Patricia C. (ancienne secrétaire du CSE, et désignée référente dans l’enquête sur les agissements de Fatiha O.) et Pascal G. (également référent auprès du cabinet Figures dans l’enquête sur Fatiha O.) : lors de cet échange, ceux-ci s’accordent sur la désignation des futurs responsables du CSE et le rétablissement de Fatiha O. dans ses fonctions de trésorière. Sandrine B. est proposée comme future secrétaire, avec l’accord des différents interlocuteurs de ce discret comité.

Luc P. fait part de cet échange à la direction de Paris Habitat, dénonçant par un courrier du 5 juillet, resté lettre morte, une situation de «conflit d’intérêts».

«Jamais je n’avais vu une attribution si rapide»

Le 10 juillet, Fatiha O. refuse la première proposition de logement, le T5 dans le 12ème arrondissement. Sait-elle déjà qu’elle recevra une nouvelle proposition une semaine plus tard, cette fois pour un T4 certes plus petit, mais situé dans une rue très enviable du 5e arrondissement ? Car en effet, dès le 17 juillet, une nouvelle proposition de logement lui est faite. «Ce sont des lots rarissimes, dans ma carrière je n’ai jamais vu une attribution si rapide après un premier refus», s’étonne une autre élue du CSE auprès du Figaro.

Autre détail qui irrite une partie des élus : l’attribution du nouveau logement de Fatiha O. est du ressort d’une commission d’attribution à laquelle a pris part... Sandrine B., qui avait donc été proposée comme future secrétaire du CSE dans l’hypothèse de l’exclusion de Nawale L. au cours d’une réunion en petit comité à laquelle participait Fatiha O. Au Figaro, cette dernière se défend de toute forme de corruption, mais après avoir adressé une longue réponse à nos questions, Sandrine B. a finalement demandé à ne pas être citée. De son côté, Nawale L. l’accuse d’avoir «passé un pacte de corruption avec la direction de Paris Habitat», laquelle aurait «tout intérêt à voir de nouveau à la tête du CSE un bureau avec qui elle peut continuer ses magouilles».

Pendant ce temps, le 13 juillet, le cabinet Figures rend ses conclusions et estime que «les accusations en matière de conflits d’intérêts» à l’encontre de Fatiha O. sont «totalement infondées». En effet, détaille l’auteur du rapport Emmanuel Flattet, «aucune loi, règle interne ou usage n’interdit à un élu du CSE de solliciter un logement» via la plateforme prévue à cet effet au sein de Paris Habitat. Le fait que le dossier de Fatiha O. ait été validé peu après son arrivée à la tête de la commission logement «ne constitue pas un avantage particulier» dans la mesure où les seuls critères pour y prétendre sont d’être en CDI et d’avoir 12 mois d’ancienneté à Paris Habitat. Enfin, «les personnes interrogées qui auraient pu faire l’objet dans l’organisation actuelle de pressions ont affirmé que ce n’était pas le cas».

Interrogé par Le Figaro au sujet de cette dernière phrase, qui semble ne fonder les conclusions de son audit que sur la foi des déclarations de personnes mises en cause, Emmanuel Flattet assure qu’il est «confortable dans [s]es conclusions» tout en reconnaissant avoir effectué son enquête dans un «contexte de tensions». Et souligne que les règles d’attribution des logements aux salariés de Paris Habitat ont fait l’objet de discussions entre Fatiha O. et Nawale L. lors d’une réunion de travail début février, et ont été maintenues en l’état. Le rapport d’enquête insiste sur la nécessité, à l’avenir, de clarifier ces règles pour éviter d’autres situations litigieuses.

S’appuyant sur ce rapport, la directrice générale de Paris Habitat, Cécile Belard du Plantys, assure au Figaro que les accusations portées contre sa salariée sont «graves et fausses», ajoutant que Paris Habitat fait régulièrement l’objet de contrôles de la part de l’Agence nationale de contrôle du logement social (Ancols), qui est justement en train de contrôler l’organisme en ce moment même. «Ce n’est pas parce qu'un salarié est salarié, ou membre du CSE, qu'on va le pénaliser si son tour vient d'avoir un logement», ajoute la directrice générale, qui déplore d’avoir à «rentrer dans un tel niveau de détail s’agissant des données personnelles d’une salariée».

Le Figaro aura toutefois appris, au cours de ses échanges avec la direction générale de Paris Habitat, que l’organisme a décidé au cours des dernières semaines de faire appel aux services d’une agence de communication et de relations publiques, qui a d’abord servi d’intermédiaire auprès de la directrice générale.

Exclusion des lanceurs d’alerte

À la suite des conclusions rendues par le cabinet Figures, un nouveau CSE extraordinaire se tient le 18 juillet, au cours duquel Nawale L. et Luc P. sont révoqués de leurs fonctions respectives de secrétaire et de secrétaire adjoint du CSE. Fatiha O. est quant à elle artificiellement révoquée de sa fonction de trésorière, puis réélue au même poste. Enfin et comme cela semblait convenu, Sandrine B. est élue secrétaire en remplacement de Nawale L.»

Le 18 août, Fatiha O. signe le bail de son nouvel appartement dans le 5e arrondissement.

Pour autant, les tensions internes au CSE n’en restent pas là - bien au contraire. Alors que ces querelles étaient jusqu’ici demeurées confidentielles, plusieurs mails anonymes reprenant les accusations contre Fatiha O. sont envoyés très largement à la direction et aux salariés de Paris Habitat, avec en copie la maire de Paris Anne Hidalgo. L’un d’entre eux, adressé par un certain «Bobby Womack» («chanteur préféré notoire d’un salarié dont je tairai le nom», commente Fatiha O.), l’accuse explicitement de «corruption» pour être «passée devant des familles en détresse» et avoir «écrasé les demandes de salariés en attente depuis plus de 10 ans». Assurant au Figaro qu’elle entend «ne pas céder aux intimidations orchestrées par quelques salariés qui ont engagé une vendetta» contre elle, Fatiha O. assure être «très inquiète» aujourd’hui de l’évolution du climat au sein de Paris Habitat suite à ces événements. Elle dénonce en outre un «vol» de ses «données personnelles» et indique que ses avocats ont porté plainte en raison d’une «intrusion dans le système de données de Paris Habitat» ayant conduit au «prélèvement frauduleux» de ses données.

Deux autres élus syndicaux ont été notifiés d’un avertissement de la part de leur direction à la suite de ces incidents, notamment parce qu’ils ont consulté le dossier de Fatiha O. Au total, une dizaine d’élus syndicaux ont été évincés de leurs fonctions au sein du CSE, au terme d’une reprise en main du comité d’entreprise par les opposants au bureau élu en décembre dernier.

La plainte déposée par Me Pierre Farge au nom de Nawale L. et de Luc P. est «actuellement à l’analyse», a confirmé le parquet national financier au Figaro. «Mes clients sont des lanceurs d’alerte», estime leur avocat, qui estime qu’une enquête pénale permettra d’identifier ensuite «de nombreuses autres attributions de logement frauduleuses».

De son côté, le nouveau bureau du CSE indique avoir entrepris de son côté plusieurs contentieux, s’agissant notamment des mails anonymes au sujet de Fatiha O., des «dépenses infondées» émises par Luc P. et Nawale L., des «accusations graves» et des «intimidations» subies par des salariés ou prestataires, mais aussi un cambriolage suspect au domicile de Fatiha O. Dans une ultime mise en garde, le bureau du CSE de Paris Habitat nous indique que «si nous avions une police et une justice avec de réels moyens, sans doute que certains perdraient le goût de la malice et réfléchiraient à deux fois avant d'agir, de porter de graves accusations publiques ou d'adopter des pratiques de margoulins».