Dans Lune de miel, Bastien Vivès met en scène l’effet papillon

L’effet papillon, Bastien Vivès l’a vécu en direct il y a deux ans lorsque le festival BD d’Angoulême a déprogrammé son exposition après des menaces proférées sur les réseaux sociaux. Une petite décision qui, mine de rien, a engendré de grandes conséquences. Et qui a fini par légitimer une chasse aux sorcières médiatique sur les réseaux. Des déboires judiciaires ont suivi. Vivès s’est heurté à un mur. Celui de la honte. Tous ses projets se sont arrêtés net pendant quelque temps.

Deux années se sont écoulées. Presque sur la pointe des pieds, avec Lune de miel, l’auteur du Chemisier, de Polina ou du Goût du chlore revient à ses premières amours, la bande dessinée d’aventure exotique franco-belge des années 60-70. Il y a du Olivier Rameau et Colombine (Dany et Greg) dans cette nouvelle série au format classique de 48 pages couleur cartonné, ce que l’on surnomme dans le métier le «48 cc».

«Après vingt ans de métier, j’ai décidé de m’attaquer au mythique classique franco-belge, le 48 cc, acquiesce Bastien Vivès. Je voulais aussi mettre en scène un couple de héros, comme dans Valérian et Laureline. Le couple en BD, c’est assez rare. Comme j’avais commencé par le roman graphique, j’en avais un peu assez de ces lourdes machines où l’on enchaîne les pages les unes après les autres, sans aucune garantie de succès. Étant donné mon actualité et toutes mes “affaires”, je me suis dit qu’il serait plus agréable de se lancer dans une série BD au format cadré, quelque chose de stable et solide. J’ai convoqué mon imaginaire et je me suis dit que je voulais refaire de la BD avec une certaine forme de légèreté.»

« Sophie et Quentin s’inspirent tout simplement de mon couple, mais en version idéale et fantasmée »

Bastien Vivès

Sophie et Quentin forment un couple de jeunes parents sans histoire. Une fois les enfants gardés, ils coulent des jours tranquilles sous le soleil bienveillant d’une île grecque. Mais leurs vacances vont être de courte durée... En acceptant un dîner sur un yacht de luxe organisé par une vague connaissance parisienne, ils mettent le doigt dans un engrenage infernal digne d’une aventure de James Bond.

«Sophie et Quentin s’inspirent tout simplement de mon couple, mais en version idéale et fantasmée, sourit Vivès. Je me suis dessiné en jeune Harrison Ford façon Indiana Jones. Quant à Sophie, c’est ma femme. Elle est très belle donc, je n’ai pas eu à me forcer... (Rires). J’ai créé ce duo de couple avec la ferme intention que le lecteur y croit, que ce soit comme des amis.»

Comment vit-il son retour aux affaires? «D’une manière ou d’une autre, maintenant, toutes les bandes dessinées que je vais sortir seront touchées par ce qui m’est tombé dessus il y a deux ans, confie l’auteur de la série Lastman. Je ne peux nier que tout cela m’a touché de plein fouet. En même temps que cela m’a perturbé, une autre partie de moi-même restait assez fascinée par ce qui m’arrivait. Cela a mené à une réflexion profonde sur le médium même de la bande dessinée. Au début, j’ai dessiné plein de choses d’instinct sans me poser de questions. Ce qui m’est arrivé m’a fait prendre conscience d’une chose : cette brouille qui existe de plus en plus entre la réalité et la fiction.»

Bastien Vivès le reconnaît, il a grandi «“créativement parlant” avec une cuillère d’argent dans la bouche. La liberté d’expression que la génération de mes parents est allée chercher, je la considérais comme définitivement acquise. J’ai compris qu’il faudrait tout recommencer... Même quand on parle d’art et non de réalité.»


LA CASE BD 

La page 18 de l’album Lune de miel met en scène un «toast» entre mafieux qui tourne mal à cause d’un simple papillon. © Casterman 2025

Dans la planche 18 de Lune de miel la première case met en scène le couple de héros, Sophie et Quentin. «On comprend ici dès la première image que Sophie et Quentin sont sur leur garde. Ils marchent sur des œufs, décrypte Vivès. J’ai mis en scène une ambiance de faux-semblant. On remarque tout de même la complicité de ce couple qui se parle à mi-voix, sans même se regarder.» 

Bastien Vivès : «On comprend ici dès la première image que Sophie et Quentin sont sur leur garde. Ils marchent sur des œufs.» © Casterman 2025

Et Vivès de poursuivre : «J’avais en tête la chanson de William Sheller  Un homme heureux, où les paroles sont : “Pourquoi les gens qui s’aiment sont-ils toujours un peu les mêmes? Ils ont quand ils s’en viennent le même regard d’un seul désir pour deux”. Sophie et Quentin sont comme ça, ils affrontent les problèmes à deux dans une sorte d’unité permanente et impalpable.»

Le chef mafieux Goran est piqué par un mystérieux papillon tandis qu’il porte un toast. © Casterman 2025

La case centrale montre le papillon qui se pose sur Goran, le chef mafieux en train de boire sa coupe de champagne. «Ici, j’ai voulu utiliser un plan à la Steven Spielberg, un effet cinématographique de contre-plongée.»

«L’écran du téléphone portable permet de rester sur le visage du chef mafieux. Cela crée une coupure. Une passerelle vers une séquence bientôt irréelle», explique Bastien Vivès. © Casterman 2025

Pour rester sur le visage du chef mafieux qui vient de se faire piquer par le papillon, Bastien Vivès a utilisé l’écran du téléphone portable d’un homme de main chargé d’immortaliser la scène. «L’écran du portable me permettait de rester sur le visage de l’homme, précise l’auteur, tandis que les autres convives suivent tous du regard le papillon qui volette dans la pièce. Cela crée une coupure. Une passerelle vers une séquence bientôt irréelle. Ensuite je rentre dans l’écran du portable et je le montre en train d’enlever ses lunettes de soleil. Dans la case suivante, il commence à s’étouffer, à pleurer... Et soudain, paf ! Je bascule le lecteur dans une vision de film d’horreur ...»

Pour Bastien Vivès, cette case «devait être dérangeante.» © Casterman 2025

Les deux dernières cases sont dignes d’un film fantastique. «Au départ, ma coloriste Brigitte Findakly m’avait proposé une version où le personnage était en train de vomir. La couleur du jet qui sortait de sa bouche était jaune, révèle Bastien Vivès. Je lui ai répondu que je voulais plutôt du rouge car j’imaginais que c’était du sang. Elle a changé les couleurs et a même mis du vert dans le décor, ce que j’ai trouvé particulièrement approprié. La couleur évoque la nausée. Après tout, nous sommes sur un bateau. Les décors sont flottants. Et le personnage a bel et bien été empoisonné. C’était une case qui devait être dérangeante. Avec ces couleurs, cela accentue l’effet recherché.»

L’affiche du film Le Silence des Agneaux. Copyright Orion Pictures

Voilà bien l’effet papillon mis en scène. «Je n’avais pas pensé concrètement à l’expression, admet Vivès, mais elle est tout indiquée pour cet album. De la même manière, le papillon me rappelle celui de l’affiche du film Le Silence des Agneaux, de Jonathan Demme. Celui-ci possédait comme une tête de mort sur le corps. Ce sont des réminiscences qui agissent en moi inconsciemment. Je m’en rends de plus en plus compte, mais quoiqu’on fasse, nous vivons dans une époque de création postmoderne. Comme dans les films de Tarantino qui passe son temps à citer tel passage de film ou à rendre hommage à telle ou telle séquence. La BD aussi est comme ça. C’est l’art du mélange total.»

La BD, c’est ce qui est en train de me sauver la vie. 

Bastien Vivès

Quand on lui dit que cet album est un peu une déclaration d’amour au médium bande dessinée, Bastien Vivès répond : «Oui, la BD, c’est ce qui est en train de me sauver la vie. Il y a quelques années, je m’étais un peu éparpillé en m’intéressant au jeu vidéo ou au cinéma. Maintenant, je me recentre sur cet art majeur. C’est en quelque sorte une nouvelle lune de miel avec la BD!»

Lune de miel -Tome 1- Le baiser du sphinx, par Bastien Vivès, 48 p., éditions Casterman, 14,95 €.