«Rien n’est plus insupportable que ces soupçons» : face aux sénateurs, Sibyle Veil défend l’impartialité de Radio France

C’est une audition agitée, électrisée par l’affaire Legrand-Cohen, qui s’est tenu mercredi matin au Sénat. Durant deux heures, la Commission culture a passé sur le gril Sibyle Veil, la PDG de Radio France, à propos de cette polémique politico-médiatique et de son corollaire, l’impartialité des médias publics. «Rien n’est plus insupportable, pour un journaliste de Radio France, pour les équipes ou pour moi, que ces soupçons d’être l’instrument d’un parti ou d’un complot», a expliqué la dirigeante.

Depuis la rentrée et la diffusion d’une vidéo sur le site de L’Incorrect, les deux journalistes du service public, Thomas Legrand et Patrick Cohen, sont accusés de connivence avec le PS et de parti pris à l’encontre de la ministre de la Culture sortante, Rachida Dati. Le débat s’est enflammé au point de déclencher une guerre avec CNews et plus généralement les médias du groupe Bolloré, que la dirigeante accuse ces derniers jours de mener une «campagne de dénigrement».

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«Il y a un récit négatif qui se cristallise autour de l’audiovisuel public et je veux saisir l’occasion de cette audition pour en parler», a une nouvelle fois martelé la patronne de Radio France, devant les sénateurs. Ce contrefeu allumé, la dirigeante a rappelé qu’elle avait toujours su faire preuve de fermeté lorsque la situation l’exigeait, en prononçant ces deux dernières années «8 sanctions disciplinaires pour manquements déontologiques – 4 mises à pied, et 4 licenciements pour faute grave». Parmi lesquels l’humoriste Guillaume Meurice et l’éditorialiste Jean-François Achilli... Thomas Legrand, lui, a été suspendu de l’antenne de France Inter «le soir même de la diffusion de la vidéo».

«La thèse du complot politique ne tient pas»

Radio France, en somme, a «toujours pris ses responsabilités. Sibyle Veil a poursuivi, pour tenter d’éteindre l’incendie: Thomas Legrand? Il n’est plus membre de la rédaction de France Inter «depuis 2022». Au cours des 3 dernières années, «sa seule intervention régulière a été un magazine consacré à l’histoire des idées politiques qui a cessé en juin dernier». Cette saison, le journaliste de Libération devait animer une émission de débat hebdomadaire le dimanche matin, à laquelle il a finalement renoncé face à l’émoi suscité par la vidéo de L’Incorrect.

Bref, Thomas Legrand n’a «plus aucun engagement contractuel avec Radio France». Et d’essayer de mettre le dernier clou au cercueil de cette polémique en expliquant qu’un journaliste «n’appartenant plus à France Inter, mais à Libération, qui devait intervenir 12 minutes par semaine, le dimanche matin à 8h45, dans un face-à-face contradictoire», aurait difficilement pu, à lui seul «orienter la ligne éditoriale de France Inter et manipuler l’opinion. Quand on en vient à la réalité crue des faits, la thèse du complot politique ne tient pas»... Cette controverse, qui viendrait «conforter le sentiment d’une prétendue partialité, cela me fait penser à la dialectique entre les statistiques sur l’insécurité et le sentiment d’insécurité», a-t-elle balayé.

Polarisation du débat

L’onde de la polémique autour de l’affaire Legrand-Cohen n’a pourtant pas fini de se répandre. Si les élus positionnés à gauche de l’échiquier politique, nombreux dans la salle, ont fait bloc pour soutenir Radio France et dénoncer une «offensive idéologique très forte de la part des médias du groupe Bolloré», le sénateur LR Cédric Vial, rapporteur des crédits budgétaires de l’audiovisuel public, estime au contraire que cette affaire pose clairement «le problème de l’indépendance du service public. Indépendance par rapport à un parti politique».

Que faisaient les deux journalistes, dans cette vidéo? Rien d’autre que «se servir des moyens de l’État Français pour mettre en place une stratégie électorale et favoriser un candidat, en l’occurrence Raphaël Glucksmann ». Si Thomas Legrand a été suspendu sur France Inter, Patrick Cohen était à l’antenne «48 heures après» dans la matinale. Dans la vidéo, le journaliste ne s’exprime pas. Mais, «quand on ne dit rien, souvent, on consent», a ironisé le sénateur, dénonçant des «biais éditoriaux systématiques sur l’antenne de France Inter». La station, a-t-il conclu «s’approche d’une ligne éditoriale similaire à celle d’une chaîne d’opinion».

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Max Brisson, autre sénateur LR, est revenu sur les propos de Sibyle Veil, vantant le service public comme un possible «contre-modèle aux médias d’opinions». «Est-ce le rôle de l’audiovisuel public de se poser en contrepoids du groupe Bolloré?», a-t-il interrogé. L’élu a également souligné que si CNews et Europe 1 avaient beaucoup traité de l’affaire Legrand-Cohen, à l’inverse, «France Inter et France Info n’en ont que très peu parlé».

Un baromètre de la pluralité en fin d’année

Cette question lancinante de la neutralité du service public risque fort de s’inviter plus fréquemment dans les débats à mesure que se rapproche l’horizon des élections, municipales d’abord, présidentielle ensuite. L’Arcom en est bien conscient. Le régulateur de l’audiovisuel a annoncé le lancement de travaux sur l’impartialité de l’audiovisuel public. La semaine dernière, auditionné lui-même par le Sénat, son président Martin Ajdari avait appelé France Télévisions et Radio France à «l’introspection».

Devant les sénateurs, Sibyle Veil a expliqué que Radio France était à l’offensive sur ce dossier. Suite à la décision du Conseil d’État il a un an, visant à élargir le contrôle du respect du pluralisme aux courants de pensée et d’opinions, le groupe radiophonique a mené depuis une vaste réflexion. Celle-ci doit aboutir à la création, avec l’aide d’outils utilisant l’intelligence artificielle, de «bilans automatisés de tous les intervenants et thématiques traitées sur nos antennes que nous rendrons publics, afin de démontrer la pluralité qui existe sur nos antennes». Ce baromètre a vocation à être publié une fois par semaine.

Au-delà de cette mesure du pluralisme des invités et des thématiques, le pluralisme des points de vue sera également évalué, mais cela nécessite «un travail plus conséquent, a tempéré Vincent Meslet, le directeur éditorial de Radio France. L’idée sera de le faire en interne de manière régulière, afin de répondre à toutes les critiques de l’extérieur». Ces évaluations seront faites «globalement», antenne par antenne, mais il sera possible de zoomer sur «telle ou telle émission», a promis le numéro deux de radio France, questionné à ce sujet par Laurent Lafon (Union Centriste), le président de la Commission de la culture. En toute logique, sur France Inter, par exemple, le 7-9, première matinale de France, pourra donc bientôt faire la démonstration de son impartialité. Le baromètre promis par Radio France fera ses débuts avant la fin de l’année.