«La seule chose qui peut faire fléchir Trump, c’est de mieux partager le fardeau de notre défense»

Ancien général de corps aérien puis conseiller en stratégie, le général Bruno Clermont analyse régulièrement dans les médias les conflits armés et la géopolitique mondiale.


LE FIGARO.- À Washington, Volodymyr Zelensky est-il tombé dans un piège  ?

Général Bruno CLERMONT.- La question de la mise en scène se pose car on a le sentiment en effet que Zelensky a foncé dans un guet-apens ! Mais il n’avait pas le choix. Il était obligé d’avoir cet entretien avec le président américain. Or Donald Trump a montré par ses propos qu’il n’avait pas la moindre intention d’écouter son homologue ukrainien. Il n’a fait que lui adresser une mise en demeure pour qu’il se plie aux conditions de paix souhaitées par la Maison-Blanche, sans même pouvoir énoncer les besoins de l’Ukraine. Cette séquence restera comme un exemple historique de l’exact inverse de la diplomatie. Seul demeurait le rapport de force.

Comment expliquer l’attitude de Donald Trump ?

L’échange de vendredi a été dominé par des questions de politique intérieure : Donald Trump voue une détestation de principe à Volodymyr Zelensky, en raison de sa proximité avec Joe Biden. Et Trump continue de régler ses comptes avec Biden, qu’il qualifie de « stupide », donc les amis de son ennemi sont aussi ses ennemis.

Cela dit, en réalité je pense que si sur la forme Joe Biden ne se serait jamais conduit de la sorte, sur le fond il aurait probablement tendu vers un accord de paix lui aussi. L’essentiel pour Joe Biden, c’était que Kiev ne tombe pas – et Kiev n’est pas tombé. Biden avait la même crainte que Trump d’une 3ème Guerre mondiale.

Sur le fond, la question essentielle posée par Zelensky est celle des garanties de sécurité pour faire respecter l’accord de paix. Après le clash, faut-il comprendre que les Américains n’en apporteront aucune ?

Cette question est doublement épineuse pour les Européens, qui doivent à présent se demander comment ils vont pouvoir constituer une force militaire suffisante qui permette de s’assurer que Vladimir Poutine ne va pas remettre le couvert en Ukraine. Mais d’autre part, s’il faut constituer une force européenne sans les Américains, c’est aussi une fragilisation de tout l’OTAN ! La question qui se pose n’est plus seulement la défense de l’Ukraine mais celle de tous les pays de l’Alliance atlantique, en premier lieu les pays baltes ou la Pologne.

La seule chose vraiment certaine avec Donald Trump, c’est qu’il ne respecte que les rapports de force.

Et déjà la France, qui plaide pourtant pour que l’Europe apprenne à se passer des Américains, se rend compte que ça ne pourra pas être le cas dès maintenant et œuvre pour sauvegarder au mieux les alliances.

Trump a parlé d’un jeu de cartes. Quelles sont celles que les Européens ont en main pour convaincre les États-Unis de ne pas les laisser en plan ?

Volodymyr Zelensky garde une toute petite marge de manœuvre car il est finalement parti sans avoir signé l’accord sur l’exploitation des terres rares, auquel les États-Unis semblaient tenir. Il lui reste donc une carte pour négocier.

Les Européens n’ont aucune carte et c’est tout le problème. La seule chose qui peut faire fléchir Trump, c’est de mieux partager le fardeau de notre défense. Les Britanniques ont commencé à le faire : avant d’aller à Washington, Keir Starmer a promis de passer le budget de la défense à 2,5 % du PIB – c’est considérable ! Cela signifierait une dépense, en valeur absolue, supérieure à celle des armées françaises. Les Allemands aussi sont sur cette ligne. En France le ministre des Armées Sébastien Lecornu a reconnu que la France ne faisait pas encore suffisamment d’efforts pour se réarmer.

Nul ne sait si le revirement des États-Unis sera durable ou non : il faudra voir comment réagissent l’opinion et les médias américains. Donald Trump surfe sur un rejet très profond d’une Amérique dont les Américains ne voulaient plus, celle de la folie woke des campus universitaires, et il est porté par ce mouvement de rébellion qui lui donne une base populaire très forte, ancrée dans des préoccupations identitaires. Tout ceci est très éloigné des préoccupations géostratégiques que nous évoquons. Mais fondamentalement, c’est l’intérêt des Américains que l’Europe se réarme et prenne en charge seule, pour qu’ils puissent se recentrer sur leur rivalité avec la Chine dans le Pacifique.

Donc la question pour les États-Unis, c’est donc vraiment le partage du fardeau de la défense des Occidentaux. Nous devons leur donner des gages en ce sens. D’ailleurs, la seule chose vraiment certaine avec Donald Trump, c’est qu’il ne respecte que les rapports de force. Or notre faiblesse lui éclate tous les jours un peu plus à la figure.

Partager le fardeau, y compris de la dissuasion ?

Le débat sur l’élargissement de la dissuasion nucléaire française à ses voisins européens est inévitable, même si l’opinion française est encore très peu préparée à partager cette protection. Mais à voir l’attitude de Trump, comment imaginer qu’il prendrait le risque de sacrifier New York pour défendre Varsovie ? On voit bien que les Occidentaux sont de moins en moins en sécurité sous le parapluie américain.

Nous devons redevenir « l’allié indocile » des États-Unis.

Peut-être que la France devra donc faire évoluer sa doctrine de dissuasion nucléaire. Emmanuel Macron l’a déjà esquissé du reste, dans son discours sur la stratégie de défense et de dissuasion à l’école de guerre en 2020, quand il a déclaré que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ».

En toute hypothèse, l’un des moments les plus cruciaux pour l’avenir de la défense des Occidentaux va être le sommet de l’OTAN à La Haye, à la fin du mois de juin.

Faute d’avoir su s’émanciper de la protection américaine, les Européens sont-ils en partie responsables de ce qui s’est passé hier à Washington ?

La France a fait de son mieux, elle a toujours plaidé pour s’émanciper de l’allié américain. Mais nous n’avons pas été suffisamment entendus par les Européens, et nous n’avons pas donné le bon exemple en n’investissant pas suffisamment dans nos armées. Cela dit, nous devons comprendre aussi nos voisins, qui n’ont pas comme nous la tranquillité que nous confère notre parapluie nucléaire.

En tout état de cause, Donald Trump nous met face à nos insuffisances et nos contradictions. Nous devons redevenir « l’allié indocile » des États-Unis, pour reprendre l’expression de Pierre Lellouche. C’est toute l’architecture de sécurité européenne qui se joue en même temps que le sort de l’Ukraine.