François-Xavier Demoures : « Il faut arrêter cette spirale qui nous fait croire que Marine Le Pen a déjà gagné »

Pourquoi parlez-vous de « prophétie autoréalisatrice » à propos d’une victoire prochaine du RN, qui pour certains paraît inéluctable ?

Une prophétie autoréalisatrice est une description erronée du réel, déclenchant des comportements qui, en conséquence, font que cette description erronée va devenir vraie. En France, les élites politiques, médiatiques, voire économiques sont sincèrement convaincues que la société tend vers l’extrême droite. En conséquence, elles adoptent des comportements qui font que, en réalité, le RN progresse davantage.

Si vous demandez à un responsable de parti ou de média pourquoi leur programme ou leur ligne éditoriale se droitise, ils vont répondre « parce que c’est ce que veulent les gens ». Ils voient la société plus à droite qu’elle ne l’est vraiment et vont donc élaborer une offre qu’ils imaginent répondre à une demande.

Au vu des derniers résultats électoraux, il paraît difficile de leur donner tort…

Certes, mais c’est pourtant le cas. Vincent Tiberj le démontre bien dans son livre la Droitisation française. Mythe et réalités (PUF). Les études de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) montrent aussi que la société est de plus en plus tolérante, qu’il y a des attentes réellement fortes en matière de solidarité, de protection des travailleurs… Le vrai changement, c’est que les « intolérants », même moins nombreux que les autres, votent davantage à l’extrême droite que dans le passé.

De la même façon, une partie de l’électorat conservateur se sent désormais autorisée à faire le pas. Dans les deux cas, c’est un contexte qui va provoquer la bascule. Et celui-ci est lié à ce changement de comportement des responsables politiques et médiatiques. C’est un cercle vicieux. Il faut arrêter cette spirale qui nous fait croire que Marine Le Pen a déjà gagné.

En quoi les comportements politiques et médiatiques changent-ils ? Avec quelles conséquences ?

La hiérarchie de l’information, les cadrages médiatiques vont s’adapter à cette vision. Cela a une influence sur le vote. Une étude de Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawczynski pour le CNRS a montré que, sur la période 2013-2017, si une personne a été exposée à un traitement de la crise migratoire centré sur le coût de l’immigration, l’idée d’une menace, de déséquilibre pour l’identité, cela a durci sa perception générale de l’immigration.

À l’inverse, des reportages faits dans d’autres pays d’accueil ont provoqué davantage d’empathie. Côté politique, la droite triangule, convaincue que c’est en se réappropriant les idées et les thématiques de l’extrême droite qu’elle va l’emporter. C’est pour moi l’erreur majeure qui alimente le RN. La droite n’a toujours pas compris que, plus elle va sur son terrain, plus elle sert le Rassemblement national.

Pour vous, la gauche alimente-t-elle aussi ce cercle vicieux ?

À gauche, ce combat contre l’extrême droite devient central. Le problème étant que, plus on met ces thématiques au cœur de l’agenda en étant dans la riposte, le contre-récit, plus il y a de risques de maintenir à l’agenda des thématiques qui sont favorables à l’extrême droite.

Bien sûr, il faut continuer à montrer quelle est la vision du monde de l’extrême droite, que son projet est antirépublicain et antidémocratique, alors que de plus en plus de gens adhèrent au discours sur la préférence nationale ou contre l’aide médicale d’État par exemple.

Mais la gauche ne gagnera que si elle a un autre récit à proposer, basé sur ses propres thématiques. Et on peut être optimiste sur ce point : la gauche a les briques, la question reste comment les combiner. Sur l’écologie, le social, le féminisme, la gauche doit réussir à lier plusieurs de ces récits pour créer une offre majoritaire.

Ce serait un moyen de mettre fin à cette spirale, à cette prophétie autoréalisatrice ?

Oui, je le pense sincèrement. Il faut par ailleurs mettre d’autres grilles de lecture de la société en avant, marteler les travaux de la CNCDH et de Vincent Tiberj, prendre d’autres thermomètres que l’état du débat public, les résultats électoraux ou certains sondages. Un exemple me semble frappant : beaucoup de médias ont repris, dans le dernier baromètre du Cevipof, le chiffre selon lequel 63 % de Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers.

Mais personne ne précise que c’est le même chiffre depuis quinze ans ! Et d’autres résultats ne sont jamais communiqués. Dans la même étude, 49 % répondent « oui » à l’affirmation « Il faudrait que la France évolue vers un modèle multiculturel qui permet à chaque communauté d’affirmer son identité ».

Il y a ici une augmentation de 10 points. Analyser ce chiffre nous amène à une tout autre vision de la société et de son évolution. Il faut faire comprendre aux élites qu’on peut regarder la société d’une autre manière et ainsi enclencher d’autres dynamiques.

Face à l’extrême droite, ne rien lâcher !

C’est pied à pied, argument contre argument qu’il faut combattre l’extrême droite. Et c’est ce que nous faisons chaque jour dans l’Humanité.

Face aux attaques incessantes des racistes et des porteurs de haine : soutenez-nous ! Ensemble, faisons entendre une autre voix dans ce débat public toujours plus nauséabond.
Je veux en savoir plus.