6,30m, 6,40m ou 6,50m : quelle est la limite d’Armand Duplantis en saut à la perche ?

6,17m en février 2020, 6,20m en mars 2022, 6,25m lors des JO de Paris et désormais 6,26m depuis la fin du mois d’août. Centimètre après centimètre, Armand Duplantis efface ses records du monde de saut à la perche. À la recherche de sa propre limite, des limites humaines. Car le perchiste suédois n’en finit plus de défier les lois de la physique, censées prédire la hauteur maximale qu’il pourrait être atteindre. Pour preuve, en 2008, un collectif de scientifiques estimait qu’aucun perchiste ne sauterait jamais au-dessus des 6,19m. Seize années et un record à 6,26m plus tard, force est de constater que la science a loupé le coche.

C’est désormais au tour de l’intelligence artificielle de prendre les paris. En juin dernier, le comité olympique suédois et Armand Duplantis lui-même ont relayé une approximation calculée par l’IA, qui estime le saut parfait de l’athlète à… 6,51m. « Avec “Mondo”, les limites humaines sont sans cesse repoussées. Mais dire qu’il va passer 6,50m, c’est complètement irréaliste », souffle Thibaut Collet, auteur de la meilleure performance française en 2024 avec 5,95m. « Une équation mathématique ne peut pas expliquer notre sport, renchérit Philippe Collet, père de Thibaut et quintuple champion de France. Ce qui peut être vrai en théorie ne l’est pas forcément dans la réalité car notre sport prend en compte une multitude de facteurs.»

Même si le bassin de Duplantis lors d’un saut a déjà été mesuré à plus de 6,50m, pour le microcosme des perchistes, passer cette barre de tout son corps semble peu probable. « Ces prédictions sont faites pour rêver. Une opération de communication, qui a très bien fonctionné sans que l’on sache quels paramètres et quelles méthodes ils ont utilisé », s’amuse Johan Cassirame, chercheur affilié au laboratoire C3S de l’Université de Franche-Comté, président de MTraining et détenteur d’une base de données pharaoniques sur le sport, devenue une référence pour de nombreux perchistes dont les Collet.

Grâce à une formule mathématique* ne prenant en compte que la vitesse au moment de l’impulsion du sauteur et applicable à tous les athlètes, les trois chercheurs sont capables d’approcher l’estimation simpliste de l’IA. « Pas mal de paramètres ne sont pas pris en compte par le modèle comme l’énergie apportée par l’athlète, la forme de saut, la perche etc. », nuance le chercheur. Des oublis qui ne permettent d’exprimer le résultat qu’à plus ou moins quinze centimètres. Un détail qui fait pouffer Thibaut Collet : « Là on se rend compte que ce n’est pas sérieux. À la perche, quinze centimètres c’est deux mondes différents. »

Quelles limites réalistes pour Duplantis ?

Que peut-on espérer de la part de cet athlète hors-du-commun flashé en plein sprint avec une perche à plus de 36 km/h, doté d’une force et d’une technique inégalables ? Pour ne pas tomber dans les spéculations arithmétiques, la prévision de la performance maximale d’Armand Duplantis doit prendre en compte sa manière d’organiser sa carrière. En effet, depuis février 2020 et son saut à 6,17m, le Suédois ne tente jamais l’impossible mais bat son propre record centimètre après centimètre, à raison de deux à trois fois par an. 

Aujourd’hui, il vaut plus que 6,30m. Dans l’absolu, il peut s’approcher de 6,40m

Philippe Collet

Pour les primes d’abord mais aussi pour conserver des objectifs atteignables à court terme. « Sans cela “Mondo” pourrait se lasser. En concours, il saute très souvent seul. Ses programmes d’entraînements sont aussi très monotones. Aux entraînements, les autres perchistes sautent parce que c’est divertissant mais c’est aussi très traumatique pour le corps, décrypte Johan Cassirame. Il ne s’entraîne quasiment qu’en vitesse car il a tellement sauté étant jeune qu’il a un vrai feeling avec la perche. » Toutefois, avec cette méthode, le risque est de ne jamais connaître le saut parfait de Duplantis car à ce rythme il lui faudrait approximativement 9 années pour atteindre 6,50m.

Or, comme le rappelle l’étude de Johan Cassirame, la totalité des perchistes qui ont évolué au-delà des 6 mètres ont connu un déclin de performances vers leurs 28 ans. “Mondo”, qui est né en 1999, pourrait donc voir ses exploits se limiter avant les prochains JO. « “Mondo” pourrait atteindre 6,37m dans les cinq prochaines années », projettent les trois chercheurs dans leur étude. Même son de cloche pour les Collet père et fils. « 6,35m c’est ce qui est possible de faire », parie Thibaut. Philippe voit les choses encore plus grand. « Ce dont je suis certain, c’est qu’aujourd’hui il vaut plus de 6,30m. Dans l’absolu, il peut s’approcher de 6,40m. » Une prédiction qui rejoint celle du père d’Armand Duplantis, Greg Duplantis, qui espère voir son fils tenter un jour une barre à 6,40m.

Quels impacts des technologies ?

Dans l’histoire du saut à la perche, la progression des records a connu des paliers grâce à l’arrivée de nouveaux matériaux plus performants pour la fabrication des perches. Du bois au bambou à l’acier etc. Or, depuis l’époque de Sergueï Bubka (record à 6,15m en 1993), les perches sont toujours composées du même alliage de fibre de verre et de fibre de carbone. « Le matériel ne change plus. Les perches sont toujours pareilles et de la même longueur (environ 5,20m, ndlr). Le matériel n’évolue pas car la technologie est optimale », note Thibaut Collet.

Toutefois, Johan Cassirame - qui étudie le transfert d’énergie des perches - révèle que les fabricants travaillent à l’adaptation des perches aux techniques de saut des athlètes élites. Ainsi, le perchiste américain Sam Kendricks saute désormais avec une perche qui ne se plie plus au centre (appelée flexion en C) mais plus sur un côté : une flexion en J. 

Des micro-évolutions, qui permettent aux perchistes de gagner en performances mais aussi de réfléchir à de nouveaux processus de fabrication. « On pourrait aussi imaginer d’imprimer les perches en 3D pour être plus fin dans la conception. Sinon, dans la liste des matériaux candidats, il y a le kevlar même si son coût est trop important », note Johan Cassirame. Autant d’innovations, qui pourraient permettre à Duplantis d’obtenir les centimètres supplémentaires pour encore déjouer les prévisions des scientifiques.

*Formule mathématique utilisée : h = (0,9879*v)- 3,6977 ; où h est la hauteur et v la vitesse atteinte du perchiste avant de sauter