« Du Nouvel Obs aux Grosses Têtes, Pierre Bénichou était un esprit libre »
Pierre Bénichou, une figure de style * est un livre inclassable que l’on peut situer entre la biographie et le récit personnel. Benjamin Puech, jeune journaliste au Figaro, s’est pris de passion pour une figure des médias et, il faut bien le dire, de l’humour. Dans un ouvrage savoureux, documenté, plein d’anecdotes, il brosse le portrait d’un homme singulier dont Frédéric Beigbeder disait « Je ne vois pas aujourd’hui de personnalités équivalentes, en liberté, en folie, en humour. »
À lire aussi L’esprit ravivé de Pierre Bénichou, « Prince de l’humour » et des médias
LE FIGARO. - Comment un jeune homme d’aujourd’hui s’intéresse-t-il à un « dinosaure » tel que Pierre Bénichou, né à Oran en 1938, mort à Paris en 2020, à l’âge de 82 ans ?
Benjamin PUECH. - Je ne connaissais rien de Pierre Bénichou, je ne connaissais pas même son nom. Pendant le confinement, j’ai dû écrire un article sur sa mort. C’était il y a cinq ans, le 31 mars 2020 précisément. Et en l’écoutant, j’ai eu ce qu’il faut bien appeler un coup de foudre. Je me suis dit qu’il ne ressemblait pas à ceux que l’on entend à la radio ou à la télévision. J’ai flairé l’«homme différent ». Je découvre par la suite qu’il a écrit un unique livre, Les absents, levez le doigt ! publié par Jean-Paul Enthoven, chez Grasset en 2017. J’ai été bluffé par son style. Par la liberté et la justesse de plume. J’ai par la suite eu l’occasion d’apprécier d’autres aspects de sa personnalité, et d’abord ce panache que, volontairement ou non, il donnait à son existence.
Avez-vous admiré le journaliste ou le saltimbanque, quelque peu noctambule ?
J’ai eu surtout une forte curiosité journalistique. Comment on fabriquait les journaux, comment on parvenait à attraper le lecteur par le col pour ne plus le lâcher, puisque c’était caractéristique de cette époque. Autant à Jour de France, où il écrivait des petites tragédies sur des people, que dans Le Nouvel Observateur, où il se demandait comment saisir l’air du temps. Question éminemment journalistique.
Et qu’est-ce qui vous a attiré dans sa pratique journalistique un peu singulière ?
Il travaillait l’art du récit. On ne prend jamais autant de plaisir qu’à lire un article incarné, avec un regard et, s’il le faut, un décalage. Pierre Bénichou avait la réputation, pas du tout usurpée, d’une « grande gueule ». Mais il s’agissait aussi d’un érudit, un amoureux du journalisme et de la littérature. Il appartenait à une génération qui mêlait avec bonheur la presse et les lettres. C’était selon moi un esprit libre, issu d’ailleurs d’un milieu oranais spirituel. Catherine Camus, la fille d’Albert, se souvient encore du sens de l’humour de sa famille.
Il y a un autre mot-clé à la lecture de votre : la diversité. Diversité dans le sens de tout ce qu’il a embrassé, et d’ailleurs on le voit à travers les témoins, Franz-Olivier Giesbert Frédéric Beigbeder, Laurent Ruquier, Nicoletta, Clémentine Dabadie, François Hollande ?… C’est une galerie de rencontres extraordinaire. Est-ce que cela vous a marqué ?
Oui, bien sûr. Ce livre n’est peut-être pas une biographie au sens classique du terme, mais un ensemble de témoignages dont la diversité des personnalités et des milieux m’a enthousiasmé. D’un point de vue pratique, après avoir vérifié que les articles existaient encore quelque part, j’ai passé de longues heures à la Bibliothèque nationale de France, puis me suis en quête de ceux qui l’avaient connu. Ma démarche a été quelque peu obsessionnelle. Tous ces témoignages ont permis de brosser le portrait d’un homme complexe. Je me suis d’ailleurs rendu compte que les souvenirs des uns et des autres pouvaient se révéler différents, sinon contradictoires. J’en ai pris mon parti. Faut-il vraiment apporter des réponses définitives pour cerner un personnage ? Les pistes et les indices suffisent peut-être.
À un moment donné, vous perdez sa trace dans les journaux pendant un an ? Comment le retrouvez-vous ?
Je l’ai perdue à la fin des années 1950. J’ai eu beau rassembler toutes les informations que j’avais, impossible de la retrouver. Peut-être ne signait-il pas les articles - ce qui se faisait à l’époque -, peut-être utilisait-il un pseudonyme. Je retrouve finalement sa trace le 13 juin 1958, précisément, grâce à Brigitte Bardot, dont Bénichou connaissait l’ancien compagnon et Pygmalion, Roger Vadim. Il interroge la grande star de l’époque, alors au faîte de sa gloire. J’aime cette petite interview, parce qu’elle est vivante, percutante. Mais peut-être ses plus beaux articles sont-ils ceux qu’il consacrera à ses amis disparus, plus tard, dans Le Nouvel Observateur. La nécrologie de Robert Scipion, par exemple, verbicruciste de l’hebdomadaire : « Scipion la jeunesse qui attend d’avoir quatre-vingts ans pour mourir en douce sans jamais nous avoir dit qu’il était vieux.» C’est ce que j’aime, ce côté artiste, sensible, qui ne se permet pas de facilités dans l’écriture…
Comment, comme son ami Albert Camus, Pierre Bénichou a-t-il vécu le déchirement algérien, l’écartèlement entre leurs deux pays ?
Mal ! Il n’a jamais cessé d’évoquer ce sujet, mettant souvent en valeur la singularité de la relation entre la France et les Juifs algériens. Pierre Bénichou, qui avait quitté l’Algérie avant la guerre, a été sensible au discours indépendantiste, avant de changer d’opinion. Je crois que sa colère s’est cristallisée autour de De Gaulle, comme beaucoup de Pieds-noirs, parce qu’ils se sont estimés trahis. Le « je vous ai compris » que leur a adressé le général, en réalité, personne ne l’a vraiment compris. Il faut se rappeler que les Juifs algériens habitaient ce pays, non pas depuis 1830, mais depuis des siècles. Sans doute a-t-il aussi hérité de la colère de son père, pacifiste forcené qui allait se révéler très anti-De Gaulle. Il a d’ailleurs publié en 1960 une tribune dans le journal Le Monde, pour s’inquiéter du devenir des Pieds-noirs une fois les indépendantistes au pouvoir.
Pouvez-vous nous parler de la période « Grosses têtes » ?
Pendant des décennies, Pierre Bénichou a réservé son humour pour lui-même, ses amis et ses longues nuits chez Castel… Il s’agissait d’un humour incarné, qui n’est pas un travail, mais plutôt une façon de vivre. On ne peut certes pas le soupçonner, lui si flemmard, d’être un besogneux. C’est aussi une façon, à mes yeux, d’épouser avec bonheur l’absurdité de la vie. La légèreté n’est surtout pas le contraire de la profondeur. Une fois à la radio, notamment dans « On va s’gêner » sur Europe 1 puis « Les Grosses Têtes » sur RTL, il est devenu un « personnage », avec un avis sur tout, capable de jouer sur plusieurs tableaux à la fois : l’humour noir, la blague Sapeur Camembert, le côté poétique. Sans jamais craindre la provocation ! D’où ce constat de Franz-Olivier Giesbert : « Nous avions parfois honte de rire, tellement c’était génial. » Je pense que Ruquier, qui a su repérer le talent du personnage et favorisait ses improvisations, a fait beaucoup pour Bénichou. L’inverse est certes vrai également : il était un pilier de l’émission. Son côté ingérable et tempétueux – il arrivait en retard, s’endormait en direct, houspillait les auditeurs – constituait le revers de son brio. Pierre Bénichou ne faisait rien comme les autres. C’est un sacré titre de noblesse.
*Aux éditions du Rocher, 204 pages, 19,90 €.