Pollution au chlordécone : la justice va-t-elle reconnaître le "préjudice d'anxiété" des habitants de Guadeloupe et de Martinique ?
Un nouveau rebondissement dans le scandale du chlordécone ? La cour administrative d'appel de Paris doit rendre, mardi 11 mars, sa décision dans le cadre des demandes d'indemnisation pour "préjudice d'anxiété" de 1 286 plaignants exposés à ce pesticide. Cette substance toxique, utilisée dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe de 1972 à 1993, a contaminé durablement l'eau et le sol de ces deux départements d'outre-mer. Le chlordécone a des effets néfastes sur le système nerveux, la reproduction, le système hormonal et le fonctionnement de certains organes, selon l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).
Cette décision est très attendue dans les Antilles, où le chlordécone a été détecté chez plus de 90% des individus, dans le cadre d'une étude réalisée en 2013 et 2014 par l'Anses et Santé publique France. Le taux d'incidence du cancer de la prostate y est également parmi les plus élevés au monde. "C'est un empoisonnement et nous attendons qu'il soit équitablement réparé", martèle Patricia Chatenay-Rivauday, vice-présidente de l'association VIVRE, qui s'est portée partie civile.
Les "négligences fautives" de l'Etat
En première instance, le tribunal administratif avait reconnu, en juin 2022, les "négligences fautives" des services de l'Etat par le fait d'avoir autorisé "la poursuite des ventes au-delà des délais légalement prévus en cas de retrait de l'homologation" du chlordécone. En effet, si l'autorisation de mise sur le marché de ce pesticide a été retirée par la France en 1990, le ministère de l'Agriculture a continué d'accorder des dérogations pour son utilisation dans les départements d'outre-mer jusqu'en 1993.
Malgré cela, les demandes d'indemnisation pour "préjudice d'anxiété" avaient été rejetées en première instance. "Les requérants ne font état d'aucun élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d'anxiété dont ils se prévalent" à part leur présence en Martinique ou en Guadeloupe pendant au moins 12 mois depuis 1973, avait justifié le tribunal dans son jugement.
Après cette décision, les trois associations et les 1 286 personnes requérantes ont porté l'affaire devant la cour administrative d'appel afin d'obtenir une indemnité de 15 000 euros chacune, au titre du "préjudice d'anxiété".
Des réquisitions en demi-teinte
Lors de l'audience en appel, la rapporteure publique a enfoncé le clou de la responsabilité étatique dans ce scandale. Elle a détaillé "la faute caractérisée" et "les carences fautives" de l'Etat dès la commercialisation du pesticide en 1972, étant donné que "le caractère toxique et persistant du produit et les risques de pollution environnementale étaient parfaitement connus dès l'origine". Le chlordécone avait été interdit dès 1976 aux Etats-Unis, après la contamination des ouvriers de l'usine de fabrication, qui avaient développé des troubles neurologiques. En 1979, le Centre International de recherche sur le cancer avait également classé cette substance comme cancérogène possible pour l'homme.
Mais "la jurisprudence du Conseil d'Etat est exigeante et stricte" sur le préjudice d'anxiété, a rappelé la rapporteure, lors de l'audience, le 3 février 2025. Elle demande que soient apportés "des éléments personnels et circonstanciés pertinents" de manière à établir que l'exposition au chlordécone fait encourir "un risque élevé" de développer une pathologie grave et de voir son espérance de vie diminuer. Or, "seul un petit nombre de requérants", atteints ou ayant été atteints d'un cancer de la prostate, remplissent ces conditions selon la rapporteure, soit neuf hommes, à qui elle propose d'allouer 5 000 ou 10 000 euros.
Des réquisitions qui ne satisfont pas les avocats. "La rapporteure a une position restrictive et contradictoire. Elle confond la souffrance endurée et le préjudice d'anxiété", explique l'un des avocats, Christophe Lèguevaques, à franceinfo. Son collègue Jérémy Bousquet et lui mettent en avant la perte massive de proches du cancer de la prostate, les déménagements forcés pour fuir la contamination, la nécessité d'adapter son alimentation ou encore l'atteinte au droit à vivre dans un environnement sain.