Derrière les débats sur la loi Duplomb, deux visions de l'agriculture se percutent, entre modèle intensif et pratiques agroécologiques

Elle vise à réintroduire l'acétamipride, un pesticide interdit en France depuis 2018, faciliter l'agrandissement ou la création de bâtiments d'élevage intensif ou encore le stockage de l'eau pour l'irrigation des cultures. Définitivement adoptée le 8 juillet, la loi Duplomb, du nom du sénateur LR portant le texte, était destinée à "lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur". Mais elle déclenche ces derniers jours des débats enflammés. Sur le site de l'Assemblée nationale, une pétition critiquant son impact sur l'environnement et la santé dépassait 1,7 million de signataires, mercredi 23 juillet.

D'un côté, ses défenseurs saluent l'adoption de la loi. La FNSEA, premier syndicat agricole, et ses alliés des Jeunes Agriculteurs évoquent "un premier pas pour relancer notre appareil [français] de production agricole". De l'autre, de nombreuses voix déplorent un moyen de favoriser "un modèle agro-industriel qui ne répond en rien aux attentes du monde paysan", selon les mots de la Confédération paysanne, troisième syndicat agricole du pays. En somme, l'illustration d'un clivage entre deux visions opposées de l'agriculture.

Une loi qui permet de réduire notre dépendance, selon ses défenseurs

"La réalité de ce que demande l'écologie, c'est la fin de l'agriculture française, assénait dimanche sur franceinfo Laurent Duplomb. Moins nous produirons en France, plus nous serons soumis à acheter des produits qui viennent d'ailleurs et qui ne correspondent pas du tout à nos normes." Le sénateur, ancien président de la chambre d'agriculture de la Haute-Loire, se fait ainsi le porte-voix de la FNSEA, le texte reprenant "plusieurs revendications anciennes du syndicat majoritaire agricole, historiquement opposé à la réduction de l'utilisation de pesticides", analyse sur le site The Conversation le chercheur Alexis Aulagnier. Sans ce texte de loi, "moins de production, plus de dépendance, une perte de compétitivité face à des agricultures moins-disantes", résume le patron de la FNSEA, Arnaud Rousseau, sur LinkedIn. Pour le syndicat, cette loi "dénonce une vision restrictive de l'écologie sacrifiant les agriculteurs sur l'autel de l'idéologie".

Que répond-on en face ? Les opposants à la loi y voient "la vision datée d'un modèle agricole productiviste qui sacrifie la durabilité à la performance immédiate et sans avenir", selon les mots du réseau des Centres d'initiatives pour valoriser l'agriculture et le milieu rural (Civam). Ou encore "un modèle agricole destructeur de l'environnement et dangereux pour la santé", selon le mouvement Terre de liens. "Notre association demande au président de la République de ne pas promulguer la loi Duplomb, qui va à l'encontre des principes de précaution et de promotion d'un modèle agricole durable", embraye l'association Générations futures.

"Oui, il est possible de réduire le caractère intensif"

A ce modèle qu'ils pointent unanimement du doigt, ils opposent les nombreuses pratiques agroécologiques : agriculture biologique, agroforesterie, diversification des cultures, pâturage dans les vergers, biocontrôle – qui permet de réguler les maladies et ravageurs en utilisant leurs prédateurs naturels –, implantation de haies, paillage, association de cultures, pastoralisme, rotation annuelle des cultures, selon une liste non exhaustive de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

"Ces types d'agricultures ont un point commun : réduire les conséquences indésirables et travailler avec la nature plutôt que contre elle", définit Vincent Bretagnolle, chercheur CNRS au Centre d'études biologiques de Chizé. Ces systèmes réduisent aussi "la consommation d'énergie, d'eau, d'engrais, de produits phytopharmaceutiques et de médicaments vétérinaires", selon les termes définis par la loi du 13 octobre 2014. De quoi améliorer la qualité des sols et de l'eau et capturer du carbone, tout en "accroissant la productivité", dépeint le rapport de l'IPBES, le groupe de scientifiques spécialistes de la biodiversité sous l'égide de l'ONU.

Des pratiques déjà expérimentées en France. "Au 1er juillet 2024, 39 772 exploitations agricoles [étaient] certifiées haute valeur environnementale", selon le ministère, et plus de 60 000 exploitations étaient engagées dans une démarche de production biologique, d'après l'Agence bio. "Oui, il est possible de réduire le caractère intensif et de faire sans glyphosate et sans néonicotinoïdes. On l'expérimente et ça ne nuit pas aux rendements, ou de manière marginale", assure Vincent Bretagnolle, qui anime depuis trente-deux ans une zone d'expérimentation de nouvelles pratiques agroécologiques dans le Centre-Ouest. "Quand on réduit l'usage de l'agrochimie, ça réduit les charges des agriculteurs." Ces alternatives ont émergé dès les années 1960, retrace l'Inrae. Mais elles ne représentent aujourd'hui "que 10%" environ des agriculteurs, selon Vincent Bretagnolle.

"La loi Duplomb favorise plutôt une minorité" d'agriculteurs

En face, on retrouve donc le modèle plus intensif, aussi appelé "productiviste", soit une agriculture qui cherche un rendement élevé, avec, notamment, un recours important aux intrants chimiques. "La filière alimentaire doit poursuivre une double ambition, celle de continuer à répondre aux besoins alimentaires des Français et de contribuer à nourrir le monde", définit aussi la FNSEA dans son pacte productif pour 2025. "C'est le modèle dominant, soit environ 90% des agriculteurs en système de grande culture", constate Vincent Bretagnolle. Et la tendance va dans le sens de l'agrandissement des exploitations : "En 2020, la surface d'une exploitation en France est de 69 hectares en moyenne, contre 55 en 2010", note l'Insee, qui précise qu'un quart des exploitations les plus grandes condensent 68% de la surface agricole française.

Cette vision de l'agriculture entraîne avec elle de nombreuses pollutions de l'eau et des sols ainsi que des dégradations de l'environnement. Les activités agricoles sont aussi l'une des premières causes de l'effondrement de la biodiversité au niveau mondial. "La mécanisation a supprimé 70% du linéaire des haies bocagères depuis 1950, ce qui porte préjudice à la biodiversité. Depuis 1990, la surface des prairies a diminué de 11%, et depuis 1989, 36% de la population d'oiseaux des milieux agricoles a disparu", illustre l'Insee.

Mais pour les chercheurs, les débats actuels, concentrés sur ces deux visions, sont réducteurs. "La loi Duplomb favorise plutôt une minorité au sein de ces 90%, analyse Vincent Bretagnolle. Ceux qui sont dans des modèles très productivistes, tournés à presque 100% vers l'exportation, dont le modèle économique repose sur de très grandes superficies, une très grande mécanisation et beaucoup d'intrants." Une lecture que partage Alexis Aulagnier, sur The Conversation : "La loi Duplomb était censée être une réponse législative aux malaises agricoles. Elle comprend en réalité des mesures techniques qui ne concernent qu'un nombre réduit d'exploitants, en particulier ceux qui possèdent les exploitations à l'orientation la plus intensive."

Une indispensable adaptation face au réchauffement climatique

Face à ce débat, une réalité s'impose pourtant : dans un contexte de réchauffement climatique et d'effondrement de la biodiversité, l'agriculture est forcée de s'adapter et de se transformer. Premières victimes, les agriculteurs ont en effet vu leurs rendements diminuer, leurs vendanges avancer, leurs terres s'assécher et de nouvelles maladies fragiliser leurs élevages. Pour Vincent Bretagnolle, "le modèle productiviste n'est pas viable sur le long terme", puisqu'"il n'y a pas de production sans écosystèmes et biodiversité". Selon les chercheurs, la transition est donc la seule solution. "L'adaptation au changement climatique et la restauration des services écosystémiques sont indispensables pour assurer la performance productive et économique. Le déploiement de l'agroécologie est considéré comme la voie la plus pertinente en Europe pour y parvenir", juge en effet Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture à l'Inrae.

Quand le Giec prévient dans son dernier rapport que "certaines zones actuellement consacrées à l'agriculture et à l'élevage deviendront climatiquement inadaptées" – jusqu'à 10% à l'échelle mondiale d'ici à 2050, et plus de 30% d'ici à 2100 dans le pire des scénarios d'émissions de gaz à effet de serre –, "il est impossible de prévoir combien de temps ce modèle va perdurer, mais il faut travailler sur celui de demain, exhorte Vincent Bretagnolle. Dès maintenant."