En Asie, les travailleurs du textile victimes de la hausse des taxes de Donald Trump

Si le critère pour juger une bonne paire de baskets est la distance qu’elle a parcourue, alors les Nike figurent parmi les meilleures. Seules 28 des 528 usines de production sous contrat avec la grande marque américaine se trouvent aux États-Unis. Près de 4 100 personnes y sont employées, soit 0,3 % du total mondial des 1 149 901 travaillant pour la marque à la virgule, par l’intermédiaire des entreprises sous-traitantes.

La plupart des autres usines de la firme se trouvent à plusieurs milliers de kilomètres, en Asie – fruit d’une politique de délocalisation vieille de plusieurs décennies, visant à transférer la production vers des pays où les bas salaires permettent une fabrication massive de vêtements et de chaussures à bas coût. Ce sont donc des pays comme le Bangladesh, le Vietnam, la Chine, le Cambodge ou encore l’Indonésie qui alimentent les marques occidentales en vêtements bon marché. Et ces pays sont les plus durement touchés par la vertigineuse hausse des tarifs douaniers imposés par le président américain.

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Donald Trump a justifié ces mesures drastiques par la volonté de rapatrier les emplois manufacturiers aux États-Unis. Mais pour Mark Anner, professeur à la Rutger's school, une école américaine spécialisée dans le management et de relations sociales, ces taxes n’auront pas pour effet de rapatrier la production textile sur le sol américain. "Quelque 97 % des vêtements achetés aux États-Unis sont fabriqués à l’étranger", précise-t-il. "Imaginer que ces tarifs puissent inverser cette tendance me semble hautement improbable, et ce pour de nombreuses raisons."

L’un des principaux obstacles est le manque de main-d'œuvre qualifiée et disponible. Selon le Bureau de la statistique du travail des États-Unis, 139 000 personnes travaillaient dans l'industrie de l'habillement aux États-Unis en janvier 2015, mais elles n'étaient plus qu'un peu moins de 85 000 en janvier de cette année. Une large part de ces emplois est occupée par des immigrés sans papiers, constituant une main d’œuvre à bas coût, comme le révèle l’ONG Vérité, qui publie des rapports sur les conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement dans le monde. Or, ce sont ces mêmes travailleurs sans papiers contre lesquels Donald Trump a promis de sévir.

Rapatrier la production textile des marques américaines aux États-Unis représenterait un défi logistique énorme, souligne Mark Anner : "Il ne s’agit pas seulement d’une usine qui assemble des vêtements, mais il faudrait relocaliser toute la chaîne d’approvisionnement".

Un salaire de 45 centimes de l’heure

Côté salaire, les écarts sont abyssaux. Au Bangladesh, par exemple, qui exporte massivement vers les États-Unis, les travailleurs gagnent environ un demi-dollar (0,45 centimes d’euros) de l’heure, contre un salaire minimum américain de 7,25 dollars (6,55 euros). "Je ne vois pas comment on pourrait reproduire ce modèle aux États-Unis", conclut Mark Anner.

Et ce d’autant que le secteur du textile se heurte depuis toujours à une réalité : la couture est l’un des rares secteurs manufacturiers où l’homme n’a pas encore pu être remplacé par des machines. Car contrairement au métal ou au plastique, le tissu est fluide et difficile à manipuler sans intervention humaine. Bien que les machines à coudre électriques sont utilisées depuis plus d’un siècle, l’industrie dépend encore des mains des ouvriers pour assembler les vêtements.

Coûts supplémentaires absorbés par les ouvriers

Les tarifs douaniers imposés par les Américains varient fortement en fonction des pays : 37 % pour le Bangladesh, 26 % pour l’Inde, 29 % pour le Pakistan, 46 % pour le Vietnam.

Au Vietnam et au Bangladesh, très dépendants des exportations vers les États-Unis, un vent de panique s’est mis à souffler. Les dirigeants des deux pays plaident pour un sursis auprès de Donald Trump. Le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, To Lam, a ainsi demandé au chef d’État américain un délai de 45 jours pour négocier, proposant d’augmenter les achats de produits américains en échange. De même que le Vietnam, le dirigeant bangladais par intérim, Muhammad Yunus, a ouvert lui aussi une discussion avec des responsables américains.

Pour les firmes américaines qui seraient tentées de chercher des fournisseurs dans des pays moins taxés, l’autre problème majeur est "l’incertitude", affirme Mark Anner. Comment investir ailleurs si tout peut changer du jour au lendemain ?

Face à cet avenir incertain, les fabricants de vêtements réagiront probablement comme ils l’ont toujours fait en temps de crise : en réduisant la main d’œuvre. Pour Dina Siddiqi, anthropologue à l’université de New York, les coûts supplémentaires seront absorbés par les ouvriers. "Les fabricants ne veulent pas voir leurs bénéfices diminuer. Ils compenseront en réduisant les effectifs et en augmentant les objectifs de production de ceux qui restent."

Or, une grande partie de l’industrie mondiale du textile repose déjà sur des salaires très bas. Au Bangladesh, où le secteur a connu quatre décennies florissantes, plus de 4 millions de personnes, dont une majorité de femmes, travaillent dans la confection. Leurs salaires restent pourtant parmi les plus bas du monde : 12 500 taka par mois (93 euros), bien en-dessous du salaire vital.

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Autre piste pour les fabricants américains : faire porter le coût engendré par les taxes de Donald Trump par le consommateur. La Footwear Distributors and Retailers of America - dont Nike est membre - a calculé qu’une paire de chaussures de course fabriquée au Vietnam à 155 dollars devrait être vendue 220 dollars en magasin pour compenser les 46 % de taxe, sachant que près de la moitié des baskets Nike sont produites au Vietnam.

Licenciements et réduction du temps de travail

"Je ne sais pas encore quelle part de coûts supplémentaires les entreprises textiles prélèveront sur leurs marge et quelle part sera répercutée sur les clients", confie Mark Anner. "Mais une partie le sera, ce qui entraînera une baisse de la demande, donc des commandes, donc moins de travailleurs. Nous pourrions donc assister à des licenciements ou à une réduction du temps de travail pour les ouvriers des chaînes production".

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Pendant la pandémie de Covid-19, se souvient Dina Siddiqi, "ces marques ont pu se soustraire légalement à leurs obligations lorsque la demande a chuté, laissant les usines du Sud global sans soutien. Des centaines de milliers de travailleurs ont alors perdu leur emploi". Aussi, craint la chercheuse, un mécanisme identique risque de se reproduire. Au Bangladesh, pour les familles dépendantes des emplois dans le textile, les conséquences seraient dramatiques, prévient-t-elle : "retraits d’enfants de l’école pour les mettre au travail", "renoncement aux soins de santé de base", et aucun filet de sécurité prévu par l’État bangladais.

Ce texte a été adapté de l’anglais. Retrouvez ici la version originale.