Saleté, exiguïté, maladies : dans les élevages de poules en cage, une "bombe à retardement sanitaire"
Avant même de regarder à l'intérieur du hangar, l'enquêteur sentait qu'il y avait un problème. "Dès que j'ai ouvert la porte, l'odeur m'a frappé. Mais le pire, c'était la chaleur, cet air épais et collant qui s'accroche à votre peau", témoigne-t-il.
À l'intérieur du bâtiment, il découvre des conditions "dégoûtantes". Des cages à poules sont empilées du sol au plafond. Le plancher est recouvert de fientes, de plumes et de restes de nourriture moisis. Dans les cages, les poules sont à l'étroit, sans espace suffisant pour étendre leurs ailes, et beaucoup semblent en mauvaise santé.
"Certaines poules étaient à moitié plumées, avec une peau rouge, à vif, et des plaies ouvertes", poursuit l'enquêteur anonyme, infiltré dans l'exploitation. "D'autres étaient mortes, mais toujours au milieu de leurs congénères vivantes. Personne ne s'était donné la peine de les enlever."
Ces conditions d'insalubrité ont été observées dans de multiples exploitations de poules pondeuses élevées en cage dans plus de 35 pays du monde, révèle mardi 17 juin The Open Wing Alliance - une coalition mondiale de plus de 100 ONG de protection des animaux - dans une enquête inédite que France 24 a pu consulter en exclusivité.
The Open Wing Alliance a passé plus de trois ans à collecter des photos et des images dans des sites de production d'œufs en utilisant des drones et en collaborant avec des travailleurs agricoles et des enquêteurs locaux. En France, le groupe a notamment travaillé avec les ONG de défense des animaux L214 et Anima France.
Et le constat est sans appel : ces images insoutenables se retrouvent sur tous les continents - en Asie, en Afrique, en Amérique du Nord et du Sud comme en Europe.

Dans l'UE, une interdiction théorique depuis 2012
En théorie, ces élevages de poules en cage "conventionnelle", où les volailles peuvent être parquées en leur laissant à peine l'espace d'une feuille A4 pour vivre, sont pourtant interdits depuis 2012.
Mais cela ne signifie pas pour autant que les cages ont totalement disparu des exploitations. Les cages conventionnelles ont en réalité été remplacées par des cages "enrichies", censées améliorer le bien-être animal. Aménagées avec un perchoir, un espace de ponte, et légèrement plus grandes, elles doivent, en principe, permettre aux poules de renouer avec leur comportement naturel.
"C'est probablement la chose la plus choquante à ce sujet", réagit Mia Fernyhough, directrice en charge du bien-être animal à l'Open Wing Alliance : "Beaucoup de maltraitance que nous avons constatées sont permises par la loi."
Privant toujours les poules d'accès à la lumière naturelle ou à l'air frais, "ces cages sont toujours inadéquates", poursuit-elle. "Elles ne permettent pas aux poules de gratter le sol, de chercher de la nourriture ou de pondre un œuf dans un nid isolé." Surtout, ajoute-t-elle, cela reste un système d'élevage en batterie - les différentes cages pouvant toujours être empilées les unes sur les autres.
Comme dans les images qui ont longtemps servi à dénoncer l'usage des cages "conventionnelles", la plupart des clichés et des enregistrements collectés par The Open Wing Alliance montrent ainsi des poules maintenues dans des lieux sombres et exigus, entourées de saleté, de cadavres en décomposition et du vacarme d'innombrables autres volailles.
"Le gros problème avec ce système, c'est qu'il y a énormément de poules empilées les unes sur les autres. Certaines sont placées très haut et d'autres plus bas, au niveau des tibias. Cela les rend très difficile de pouvoir toutes les voir et les surveiller", ajoute Mia Fernyhough. "Il peut donc y avoir un oiseau malade qui devrait être retiré mais qui passe inaperçu. Il est laissé là, sans surveillance. Il va mourir et il ne sera toujours pas retiré."
Sans compter qu'à cette difficulté à tout voir, l'automatisation de certains processus comme l'alimentation des volailles ou la ventilation des hangars, a aussi drastiquement réduit la surveillance humaine, augmentant ainsi les chances de négligence, note la spécialiste.
Propagation de maladies
Au-delà du scandale pour le bien-être animal, ces conditions offrent un cocktail parfait pour la propagation des maladies, alerte par ailleurs l'ONG, au moment où le monde connaît une pandémie de grippe aviaire.
"Entasser des poules malades et stressées dans des cages sales est le terrain de reproduction parfait pour les maladies", insiste Ellie Ponders, directrice en charge de l'engagement des entreprises à The Open Wing Alliance. C'est "une bombe à retardement pour la santé publique."
Si les grippes aviaires sont endémiques dans les populations sauvages, leur propagation est en effet beaucoup plus difficile à contrôler dans des conditions d'élevage intensif, où des espèces génétiquement similaires vivent serrées.
"Le virus va avoir des tonnes d'hôtes possibles. Il va donc muter tout le temps", explique Mia Fernyhough. Or, "s'il y a une mutation qui permet au virus de passer d'humain à humain, alors il y a un risque vraiment sérieux de pandémie."
En décembre 2024, un patient avait ainsi été hospitalisé en Louisiane en raison d'une infection par le virus de la grippe aviaire. Ce dernier travaillait justement dans l'un de ces élevages et se trouvait en contact étroit avec des animaux infectés.
Dans un rapport publié en 2022, l'OMS alertait ainsi sur les pandémies qui devenaient de plus en plus fréquentes, en partie, en raison de l'intensification de l'agriculture et appelait à un "changement de comportement" dans cette industrie.
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Choix du consommateur
Malgré ces constats toujours alarmants, cela pourrait toutefois s'améliorer dans l'Union européenne. Si environ 300 millions d'animaux d'élevage - y compris des poules, cailles, canards, oies et lapins - sont actuellement maintenus dans des cages dans l'UE, selon l'ONG End the Cage Age, la Commission européenne s'est engagée à totalement éliminer ce système d'ici 2027.
Et les consommateurs jouent un rôle important dans cette bascule. En France, ils sont désormais habitués au "code œuf" imprimé sur les coquilles - 0 pour le bio, 1 pour le plein air, 2 pour l’élevage au sol et 3 pour l’élevage en cage. Et leur préférence est claire : 80 % des œufs achetés dans les supermarchés en 2023 et 2024 étaient bio, issus d'élevages en plein air ou "au sol" – trois méthodes que l'Open Wing Alliance considère comme des alternatives viables aux élevages en cage.
À l'inverse, le nombre d'œufs issus d'élevage en cage vendus a drastiquement diminué passant de 70 % en 2015 à moins de 25 % aujourd'hui.
La situation reste cependant complexe pour les ovoproduits, ces œufs conditionnés sous forme liquide ou déjà cuits, destinés en majorité à la restauration commerciale et à l’industrie, pour la fabrication de gâteaux, pâtes et autres produits transformés. Ces "œufs cachés", dont le mode de production reste très opaque pour les consommateurs, proviennent encore pour la moitié d’élevages en cage.
Pour l'Open Wing Alliance, c'est donc avant tout à l'échelle des entreprises que le changement doit opérer. "Il faut que nous fassions campagne contre ces entreprises qui permettent encore ces systèmes", résume Mia Fernyhough.
"Il y a encore des millions de poules piégées dans ces systèmes cruels", conclut de son côté Loretta Piare, responsable Europe pour l'Open Wing Alliance. "Les consommateurs devraient savoir la vérité sur ce qu'ils achètent."
Cet article a été adapté de l'anglais par Cyrielle Cabot. L'original est à retrouver ici.