En septembre 1939 le franco-russe Alexandre Alekhine, champion du monde d’échecs, joue au premier échiquier de l’équipe de France aux Olympiades de Buenos Aires. Capitaine de l’escouade tricolore, le grand maître né à Moscou et qui vit à Paris depuis 17 ans, refuse d’affronter l’équipe d’Allemagne... Deux ans plus tard, après avoir apposé sa signature sur des articles antisémites parus dans le Pariser Zeitung, Alekhine participera à des tournois organisés sous l’égide du «Bourreau de la Pologne» Hans Frank, avocat et haut dignitaire nazi, qui sera condamné à la peine de mort par le tribunal de Nuremberg en 1946.
De la dérive idéologique de l’un des plus grands maîtres de l’histoire du roi des jeux, l’écrivain Arthur Larrue, un féru de la littérature russe, a écrit un roman historique, La diagonale Alekhine. Passionné des échecs, intrigué par la démesure sur les 64 cases et hors des 64 cases d’Alexandre Alexandrovitch Alekhine, il a mis en scène la soumission psychologique du champion à une doctrine qui consistait, à la manière de l’Union soviétique, à utiliser les échecs comme un outil de propagande et un opium du peuple.
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Passer la publicitéLa fin d’Alekhine, «une agonie» selon les propres mots de l’un de ses biographes Pablo Moran, aura pour théâtre un hôtel d’Estoril au Portugal. Le 24 mars 1946, les autorités locales retrouveront sans vie, le champion devant un échiquier. La thèse officielle affirmera qu’il s’est étouffé en mangeant une aile de poulet. Arthur Larrue, fouilleur d’archives obstiné, défend dans son roman une autre thèse défendue entre autres par un autre champion Boris Spassky, l’assassinat d’Alekhine par des hommes du NKVD, assistés par la police secrète portugaise....
Pour comprendre ce qui appartient à l’histoire, à l’enquête et surtout à l’imagination, nous avons rencontré Arthur Larrue. Il revient pour Le Figaro sur l’hubris d’un des plus grands maîtres de l’histoire et sur son destin quasi suicidaire qui l’a poussé malgré lui à finir sa vie sur un échec et mat définitif.
LE FIGARO. - Pourquoi avez-vous choisi la figure d’un champion d’échecs pour composer un roman historique ?
Arthur LARRUE. - Alexandre Alekhine était comparable à Céline ou à Heidegger des auteurs que j’ai d’abord énormément admiré. Puis en travaillant sur leur vie, j’ai compris que leurs compromissions avec l’idéologie nazie pendant la guerre me posaient un problème moral. Cet inconfort-là m’intéressait en tant qu’écrivain. Avec la matière Alekhine, il y a toujours un élément de discordance, quelque chose d’aigre doux , de vert-de-gris. C’est un personnage de fiction incroyable. C’est un grand homme et à la fois un salopard.
Les grands joueurs d’échecs écrivent leur vie avec leurs parties. Était-ce difficile de comprendre Alekhine hors les 64 cases ?
Passer la publicitéJe ne voulais pas écrire un livre sur la stratégie des échecs. Je ne sens pas digne de rendre compte du génie d’Alekhine. ça peut être décevant pour les adeptes de Caïssa qui voudraient y trouver une inspiration pour leur jeu mais ce n’est pas l’objectif d’une œuvre de fiction même si elle ressemble en clair-obscur à la vérité. Ce roman a 32 chapitres, la moitié de 64. Il manque la moitié des cases dans ce livre. Blanches ou noires ? c’est au lecteur de trouver...Le joueur d’échecs n’est pas là. Mais il y a l’homme. Moi, je ne raconte qu’une ombre qui s’estompe parce que se perd.
Entre le Russe blanc, le bolchevique de 1919, le franc-maçon de la Grande Loge, le collaborateur..., comment avez-vous fait pour vous y retrouver ?
Il fallait étudier ce que disaient, de façon un peu contradictoire, les historiens. J’ai beaucoup travaillé sur les sources et notamment celles compilées par le formidable Edward Winter. Les errements idéologiques d’Alekhine le poursuivent tout au long de sa vie. C’est au romancier de saisir ce qui les unit. La Diagonale, comme vous le savez, c’est un biais et c’est l’apanage du fou...
Peut-on comparer selon l’évolution de la stratégie échiquéenne avec l’évolution des grands courants de pensée ?
Oui, les échecs peuvent refléter une époque. La psychanalyse s’incarne à mes yeux dans l’approche d’un Emmanuel Lasker. La mécanique quantique est contemporaine des conceptions hypermodernes de Nimzovitch, Réti, Tartakover. Botvinnik, le patriarche des échecs soviétiques, après Alekhine d’ailleurs, symbolisera la domination intellectuelle du communisme.
Passer la publicitéPrécisément, Alekhine a-t-il voulu être le porte-drapeau des nazis à travers les 64 cases ?
Par opportunisme, sûrement. Croyait-il aux élucubrations publiées sous son nom dans le Pariser Zeitung qui affirmaient que «les échecs aryens se voulaient plus offensifs, plus courageux que les échecs juifs», on peut en douter. Mais la caution qu’il confère à ces écrits scandaleux, délirants, s’est transformée en un outil utile à la propagande de Goebbels. C’est indéniable.
Retrouve-t-on dans le jeu d’Alekhine le cynisme, l’opportunisme que vous dépeignez dans votre roman ?
Non sur l’échiquier, Alekhine pense comme un artiste animé par un besoin de cruauté, d’absolu si vous préférez. Je possède une très belle édition des Deux cents parties d’échecs. C’est le maître que je connais le mieux. Je dois avouer cependant que j’ai une tendresse pour Richard Réti, un promoteur désintéressé de l’art des échecs. D’une manière générale, j’aborde les batailles sur 64 cases sous l’angle de la personnalité. Richard Réti et Akiba Rubinstein n’étaient pas attirés par le gain immédiat, ils se vouaient avant tout à la beauté du jeu, à la profondeur, aux potentialités non explorées. Chez Alekhine il y avait aussi une volonté de vaincre, c’est qui le distinguait de ses collègues grands maîtres. Ce caractère mortifère du jeu, cette envie de vaincre, d’humilier, de briser, c’est une esthétique morbide, il me semble. Je ne la goûte pas.
Le plus poignant dans La diagonale Alekhine , c’est son assassinat en 1946. Une thèse simplement esquissée dans son historiographie...
Vous dites une thèse simplement esquissée, certes, mais c’est parce que l’ex-champion d’URSS Alexandre Kotov, son grand biographe russe, était inféodé au pouvoir soviétique. Lorsque j’écris La Diagonale je vis à Lisbonne et je vais rencontrer Dagoberto Markl, un fin connaisseur de la fin d’Alekhine. Il va m’ouvrir les yeux. Fin 1945 et au début de 1946, Alekhine vit comme un paria au Portugal qui, ce n’est pas un détail, n’extrade pas. Parce qu’il a collaboré avec les nazis la communauté des professionnels d’échecs lui a interdit de participer au grand tournoi de Hastings. Soudain Botvinnik, le champion soviétique, certainement le plus fort joueur de l’époque, lui propose de disputer un match, titre mondial en jeu. Pour Alekhine, même amoindri, même malade, c’est une planche de salut. Botvinnik est favori mais il peut perdre. Et ça, c’est un risque que Staline ne veut pas prendre, ne peut pas prendre. Cette thèse, comme vous dîtes, me semble très vraisemblable et surtout elle est corroborée par les surprenantes constatations de la police locale de l’époque faites très rapidement comme si on voulait maquiller la vérité. Le cliché du champion publié dans les journaux le lendemain de sa mort semble trop calme. Elle ressemble à un photomontage visant à accréditer la version d’une mort naturelle, trop naturelle. Cette vie de roman insensée et la vraisemblance n’autorisaient pas la naïveté.
*La Diagonale Alekhine d’Arthur Larrue, Gallimard
Les derniers jours d’Alexandre Alekhine