Guerre en Ukraine : que peuvent changer les missiles à longue portée fournis à Kiev par l'Allemagne ?
Changement de doctrine pour Berlin. Lors d'une visite officielle dans son pays de Volodymyr Zelensky, mercredi 28 mai, le chancelier Friedrich Merz a officialisé un partenariat inédit avec l'Ukraine : la production conjointe de missiles longue portée sur le sol ukrainien et en Allemagne. Le protocole signé par les ministres de la Défense des deux pays prévoit une coopération industrielle rapide, et les premières armes "pourront être utilisées par l'armée ukrainienne dans quelques semaines seulement", affirme Berlin.
Le contenu exact de l'accord n'a pas été dévoilé. Le ministère allemand de la Défense a cependant évoqué un "nombre considérable" de systèmes d'armement à longue portée qui pourraient être livrés dès 2025, sans nécessiter de formation supplémentaire pour les soldats ukrainiens. Depuis plusieurs mois, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ont déjà assoupli leurs propres lignes sur la livraison de ce type d'armement, comme les missiles français Scalp ou les Storm Shadow britanniques. "Toutes ces actions entravent naturellement les efforts de paix", a réagi le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov.
Ce partenariat entre Berlin et Kiev marque un changement de posture notable, sans pour autant lever toutes les ambiguïtés. Alors que Volodymyr Zelensky réclame des missiles allemands Taurus depuis 2023, aucun détail technique n'a été fourni sur les armes concernées par l'accord. Même si "rien n'est assuré (…), il s'agit à mon avis de systèmes comparables au Taurus", estime Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas-More. Cette arme allemande d'une portée de 500 km serait capable de viser l'arrière du front russe, où s'organise la logistique militaire.
La possibilité de frapper des cibles stratégiques
En ajoutant que les alliés européens de l'Ukraine ne limiteraient plus la portée de leurs armes sur le terrain de guerre, le chancelier allemand a signifié à Volodymyr Zelensky qu'il pourrait utiliser ces missiles "comme bon [lui] semble", décrypte Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et officier de réserve. Une évolution stratégique majeure, car les Etats occidentaux interdisaient jusqu'ici à Kiev de frapper le territoire russe, afin d'éviter une escalade. Pour autant, il ne s'agit pas de viser la capitale russe. "Ce n'est pas la raison d'être de ces armes, insiste l'expert. Et Moscou est bien au-delà de 500 km depuis les zones ukrainiennes accessibles."
L'armée ukrainienne sera en tout cas en mesure de "frapper dans la profondeur du théâtre des opérations", explique Jean-Sylvestre Mongrenier. "L'enjeu, c'est d'empêcher cette offensive russe d'avancer. Pour cela, les Ukrainiens cherchent à désorganiser le dispositif tactico-opérationnel ennemi en frappant ses bases stratégiques", assure le chercheur spécialisé en questions de sécurité en Europe.
Bases aériennes, dépôts logistiques, centres de commandement… Avoir accès à ces missiles permettra à Kiev de cibler des infrastructures auparavant inaccessibles. Notamment celles situées en Crimée, la péninsule annexée par Moscou en 2014. Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, ces armes pourraient permettre à Kiev de viser le pont de Kertch, qui relie la Crimée annexée à la Russie continentale. Si les futurs missiles ukrainiens sont calqués sur le modèle des Taurus allemands, ils deviendraient alors "l'arme adéquate" pour atteindre cette cible stratégique, estime l'expert, qui rappelle que "Kiev a cet objectif dans le viseur depuis longtemps".
Un contournement des lignes rouges de Moscou
Ce partenariat industriel permet de répondre partiellement aux demandes de Volodymyr Zelensky, tout en contournant un obstacle diplomatique. "Le Kremlin a prévenu qu'une livraison directe de ces missiles serait perçue comme une implication de Berlin dans le conflit", rappelle Stéphane Audrand. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a d'ailleurs rappelé lundi que lever les restrictions de portée des armes utilisées par l'armée ukrainienne était une décision "dangereuse". "Depuis le début, les Russes disent que chaque livraison d'armes équivaut à une cobelligérance. Mais ils n'ont jamais franchi les lignes rouges occidentales en s'attaquant à un pays membre de l'Otan", précise Stéphane Audrand.
Si les nouveaux systèmes ukrainiens de frappe en profondeur peuvent inverser le rapport de force localement, "ce n'est pas une arme miracle", tranche toutefois le consultant. "Les stocks ne sont pas inépuisables." De quoi renforcer temporairement les capacités ukrainiennes, mais pas mener une campagne soutenue.
Face à la densité de la défense aérienne russe, les Ukrainiens devront en outre recourir à des "opérations combinées". "Ils doivent lancer des leurres, des drones d'escorte, des frappes parallèles, pour saturer les radars", décrit Stéphane Audrand. Une tactique lourde, mais indispensable dans un conflit dans lequel les missiles ne peuvent plus voler seuls "comme lors des conflits du début des années 2000". L'installation de ces projectiles demandera également "une adaptation sur les avions ukrainiens", précise Jean-Sylvestre Mongrenier.
L'emploi de ces missiles suppose enfin un ciblage très précis, des données de vol programmées et des moyens de dissimulation sophistiqués. Si les futures armes ukrainiennes sont bien basées sur le modèle Taurus, alors ils ne pourront "frapper que des cibles qu'on lui désigne. La grande question est de savoir si Kiev aura les bons renseignements", conclut le consultant en risques internationaux.