"C'est peut-être la dernière carte du Hamas", estime Laetitia Bucaille, professeure de sociologie politique et autrice de Gaza, quel avenir ?, un essai publié mi-octobre. Pour les familles israéliennes, l'attente devient insupportable, alors que le Hamas a remis à Israël samedi 18 octobre deux nouvelles dépouilles d'otages morts en captivité après les attaques du 7-Octobre. Malgré la trêve entrée en vigueur le 10 octobre, l'organisation islamiste tarde à restituer la totalité des 28 dépouilles, au cœur d'un territoire dévasté par deux ans de guerre.
La première étape de l'accord de paix ayant instauré ce troisième cessez-le-feu a permis la libération des 20 derniers otages vivants. Mais la phase suivante, la restitution des corps d'otages morts dans la bande de Gaza, progresse lentement. A la date du 22 octobre, l'Etat hébreu a ainsi récupéré 15 des 28 dépouilles d'otages que le Hamas s'est engagé à lui rendre. Le président américain, Donald Trump, a assuré lundi que "le cessez-le-feu t[enai]t toujours", en appelant à "laisser une chance" à son plan pour Gaza. Mais tant que les dépouilles ne sont pas restituées, la trêve reste incomplète et l'accord ne peut avancer.
Dans les ruines, des corps introuvables
La première explication avancée par le Hamas pour justifier cette lenteur est matérielle. "Nous rencontrons de grandes difficultés pour récupérer les corps car certains sont enfouis sous les décombres", a déclaré Khalil al-Hayya, haut responsable du Hamas, lundi sur une chaîne égyptienne. Après deux ans de bombardements, "la bande de Gaza est totalement dévastée", rappelle Laetitia Bucaille. Selon l'ONU, 66% des structures de l'enclave sont détruites ou endommagées. Sous ces ruines se trouvent encore des civils gazaouis, et peut-être des dépouilles d'otages israéliens, alors que plus de 68 000 morts ont été recensés au 23 octobre par le ministère de la Santé de Gaza. Le Hamas affirme ne pas avoir la capacité d'accéder à certaines zones sans "engins lourds" pour déblayer les décombres et gravats, du matériel que l'armée israélienne refuse de laisser entrer au sein du territoire palestinien.
Dans ce contexte, les médiateurs, principalement les Etats-Unis, l'Egypte et le Qatar, n'excluent pas que certaines dépouilles ne soient jamais retrouvées, faute d'accès complet au terrain et d'informations fiables, selon l'agence de presse AP. Sur place, les humanitaires dressent le même constat d'impuissance. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) évoquait mi-octobre un "défi colossal" auprès de l'agence de presse Reuters. Contacté par franceinfo, le CICR rappelle qu'il n'a qu'un rôle "d'intermédiaire neutre" dans cette phase. La récupération des corps "relève exclusivement des parties au conflit", explique sa porte-parole à Jérusalem, Sarah Davies. Elle précise que le CICR intervient uniquement lorsque les corps lui sont remis puis s'assure qu'ils sont "transférés de manière digne vers les autorités médico-légales locales", chargées de l'identification et du contact avec les familles. Pour l'organisation, l'enjeu dépasse la technique. "C'est un moment extrêmement émouvant pour les familles. Elles ont vécu une douleur inimaginable, et nous faisons tout pour que les dépouilles soient rendues dans la dignité", insiste Sarah Davies.
Les dépouilles, un enjeu national en Israël
Du côté israélien, certains accusent le Hamas de faire traîner intentionnellement le processus. "Tout retard délibéré du Hamas dans la restitution des corps des otages constitue une violation de l'accord", a déclaré le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, sur le réseau social X. Le Forum des familles d'otages et de disparus promet, lui, de maintenir la pression. "Nous allons nous battre jusqu'au retour du dernier des otages", a déclaré le 13 octobre sur France Inter Daniel Shek, ancien ambassadeur d'Israël en France et conseiller diplomatique du collectif. Au-delà des contraintes matérielles, une autre dimension pourrait expliquer ces lenteurs : l'importance des dépouilles pour l'Etat hébreu et ses citoyens.
En Israël, la restitution des corps d'otages revêt une portée religieuse, morale et nationale. Dans la tradition juive, l'inhumation rapide des morts répond à un principe appelé "l'honneur dû au mort". Ce principe impose de rendre à un défunt une sépulture digne le plus vite possible, souvent dans les 24 heures suivant la mort. Ainsi, retarder l'enterrement est vécu comme une atteinte à la dignité du défunt et à celle de la communauté. "C'est très important pour les familles et pour Israël de mettre en terre ses morts", insiste Laetitia Bucaille. Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, l'a explicitement rappelé dans les colonnes du Times of Israël : "Tant que la première clause, la libération de tous les otages vivants et morts, n'aura pas été appliquée, nous ne passerons pas aux suivantes."
Le Hamas ne serait par ailleurs pas seul à détenir des dépouilles. Le ministère des Affaires étrangères français souligne que plusieurs groupes armés palestiniens, dont le Jihad islamique, ont revendiqué la détention d'otages dans des vidéos diffusées en août. Certaines dépouilles pourraient donc se trouver entre les mains de factions sur lesquelles le Hamas "n'exerce pas un contrôle total", souligne Laetitia Bucaille.
Pour le Hamas, une question de survie
Pour Benyamin Nétanyahou, la restitution des dépouilles est devenue un test politique majeur. Il doit montrer à l'opinion publique israélienne, encore marquée par le 7-Octobre, qu'il tient sa promesse de"ramener chacun à la maison", les vivants comme les morts. Chaque rapatriement de corps est vécu comme un acte de justice nationale et un engagement moral respecté, alors que son gouvernement est fragilisé et contesté. En toile de fond, les prochaines phases du plan de paix, notamment le retrait progressif des troupes israéliennes et les discussions sur l'avenir de Gaza sans le Hamas, dépendent de sa capacité à obtenir ces restitutions de corps.
Pour le Hamas, l'enjeu est inverse, mais tout aussi stratégique : rester dans le jeu politique. Militairement affaibli, le mouvement ne veut pas disparaître des négociations et aucune étape suivante de l'accord ne peut s'ouvrir sans lui. "Ce qui importe au Hamas, c'est de ne pas disparaître de la scène politique", explique Laetitia Bucaille. En conservant volontairement ou non les 13 dernières dépouilles, le Hamas maintient son existence, ce qui lui garantit encore une place autour de la table. Pendant que les discussions s'enlisent, les familles, elles, n'ont d'autre choix que d'attendre.