Donald Trump peut-il forcer la Jordanie et l'Égypte à accueillir des Palestiniens expulsés de Gaza ?

Son idée a provoqué une vague d'indignation dans le monde arabe. Mardi 4 février, alors qu'il se trouvait aux côtés du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu en visite à Washington, Donald Trump a suggéré un plan pour les Palestiniens de la bande de Gaza, rendue inhabitable par les quinze mois de guerre entre Israël et le Hamas : les déplacer en Jordanie et en Égypte. Il a proposé dans la foulée – non sans provoquer une certaine stupéfaction – que les États-Unis prennent le contrôle de l'enclave pour la transformer en "Riviera du Proche-Orient" avec l'appui des pétromonarchies du Golfe.

Si le déplacement de populations par la force est considéré comme un crime de guerre et interdit à ce titre par la Convention de Genève, le gouvernement israélien semble prendre cette idée au sérieux.

Dès jeudi, le ministre de la Défense, Israël Katz, a ainsi ordonné aux forces armées de travailler sur un plan visant à faciliter le "départ volontaire" des Gazaouis. "C'est une idée remarquable", a salué de son côté Benjamin Netanyahu, dans une vidéo publiée sur X. "Il faut bien étudier cette idée. C'est la plus originale qui a été proposée depuis des années."

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Mais de leur côté, la Jordanie et l'Égypte, qui avaient déjà affirmé que tout exode forcé des habitants de Gaza représenterait une ligne rouge, ont rapidement marqué leur opposition au projet de Donald Trump.

Mercredi 5 février à Amman, où il rencontrait le président palestinien Mahmoud Abbas, le roi Abdallah II de Jordanie a ouvertement rejeté "toute tentative d’annexion de terres et de déplacement des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie". Au Caire, le ministre des Affaires étrangères égyptien Badr Abdelatty a quant à lui insisté auprès du Premier ministre palestinien Mohammad Mustaga sur l’importance de renforcer politiquement et économiquement l’Autorité palestinienne à Gaza.

"Depuis 1967, l’opposition à tout déplacement massif de population est l'un des piliers de la politique des États arabes", rappelle Jalal al-Husseini, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient à Amman, en Jordanie. "Et les États arabes ont toujours rejeté toute idée de réinstallation ou de 'dépalestinisation' de la Palestine, en particulier des territoires palestiniens occupés – ce qui est aussi l’un des objectifs des partis israéliens d’extrême droite", ajoute-t-il. 

Une idée ancienne

L'idée de déplacer les Palestiniens vers la Jordanie n’est en effet pas nouvelle, note-t-il, alors que les dirigeants du Likoud, le parti de droite dont est issu Benjamin Netanyahu, plaident depuis longtemps pour que les Palestiniens des territoires occupés trouvent une nouvelle terre d'accueil de l’autre côté du Jourdain, ce qui permettrait l’annexion par Israël des terres situées entre le fleuve et la Méditerranée.

"Depuis la fin des années 1970 et l'arrivée du Likoud au pouvoir pour la première fois, ce parti défend cette idée selon laquelle, à terme, la Jordanie devrait être l’État de substitution ou la patrie des Palestiniens. C’est l’un de ses principes fondateurs", explique-t-il. "Donc tout déplacement massif de Palestiniens vers la Jordanie va tendre à renforcer et à valider cette vision." 

Comme la Jordanie, l’Égypte a montré à plusieurs reprises sa réticence à accueillir les Gazaouis déplacés par la guerre entre Israël et le Hamas. Dans les premiers jours de l’offensive israélienne sur Gaza déclenchée après les attaques du 7 octobre, l’administration Biden avait sollicité le président Abdel Fattah al-Sissi pour tenter de le convaincre de permettre aux réfugiés de rejoindre le Sinaï égyptien par le poste-frontière de Rafah. L'Égypte avait catégoriquement rejeté cette proposition, allant jusqu'à laisser se dérouler des manifestations à Rafah pour protester contre les tentatives israéliennes de déplacer la population de Gaza.

"Je ne pense pas que la position de l'Égypte ait changé", estime Reem Abou el-Fadl, maître de conférences en politique comparée du Moyen-Orient à la SOAS University de Londres, au Royaume-Uni. "On le voit à travers le ton alarmiste et inquiet des médias publics égyptiens en ce moment. C'est le même qu'en octobre 2023, lorsque toutes les chaînes de télévision et les émissions soutenues par l’État tenaient un discours unanime sur la menace pesant sur la cause palestinienne et sur l’unité des positions égyptienne et palestinienne."

"Dans sa majorité, l'opinion publique égyptienne est par ailleurs vivement opposée au projet colonial israélien et exprime un soutien fort aux Palestiniens", poursuit-elle. "Si le gouvernement acceptait de participer à un plan de 'nettoyage ethnique' visant les Palestiniens de Gaza, il risquerait de perdre encore davantage de soutien de la part de la population alors que celui-ci est déjà fragile."

Pression économique

Si les responsables américains ont depuis corrigé le tir, écartant l’idée d’un déploiement américain dans l’enclave ou d’un déplacement permanent des Gazaouis, l’idée d’un déplacement temporaire – elle aussi rejetée vigoureusement par les pays de la région – reste sur la table le temps de la reconstruction de l’enclave, dont le calendrier est incertain.

Mais malgré l'indignation suscitée par le projet, l'Égypte comme la Jordanie paraissent limités dans leur capacité à s'opposer à Donald Trump. Pour cause, les deux pays dépendent cruellement de l'aide économique et militaire américaine pour assurer leur stabilité et maintenir leur économie à flot. 

Figurant parmi les quatre plus grands bénéficiaires de l’aide américaine dans le monde, derrière l’Ukraine et Israël, la Jordanie reçoit en effet chaque année 1,45 milliard de dollars (1,40 milliards d'euros) d’aides bilatérales de Washington et l’Égypte 1,3 milliard de dollars (1,24 milliards d'euros) d'assistance militaire dans le cadre des accords de Camp David. 

Or, les deux pays, confrontés à des difficultés économiques persistantes, peineraient à se passer de cet argent. L’Égypte a évité de justesse un effondrement économique en 2024 grâce à une injection financière de plus de 50 milliards de dollars de l’Union européenne, du FMI, de la Banque mondiale et des Émirats arabes unis. Sa dette extérieure dépassait alors les 152 milliards de dollars. La situation économique de la Jordanie est moins alarmante mais le pays dépend de l’aide internationale pour maintenir son équilibre, avec 70 % de ces financements directement affectés au soutien budgétaire.

Avec Israël, l'Égypte est par ailleurs le seul allié de Washington à s'être vu accorder une exemption sur le gel des aides américaines annoncé par Donald Trump. Amman n’y a en revanche pas échappé.

"Les États-Unis sont l’un des principaux donateurs de la Jordanie, tant sur le plan militaire qu’en matière d’aide socio-économique", insiste Jalal al-Husseini, de l’Institut français du Proche-Orient à Amman. "Cela pourrait donc être l’un des leviers utilisés par Washington pour pousser le pays à accepter un certain nombre de Gazaouis dès maintenant", estime-t-il, prévoyant un bras de fer à venir entre les trois pays sur cette question.

Selon Gilad Wenig, doctorant en sociologie à l’Université de Californie, à Los Angeles, l'administration américaine aurait ainsi commencé à exercer une pression financière sur l’Égypte dès les premiers jours de l'offensive israélienne à Gaza. "Des rapports égyptiens suggèrent que les États-Unis ont proposé des incitations financières, notamment un allègement de la dette, en échange de l’acceptation de ce plan de déplacement de population, ce qu’Abdel Fattah al-Sissi aurait refusé", explique-t-il, précisant que ces informations n'ont jamais été confirmées. "Mais du côté égyptien, ces rumeurs permettent probablement au gouvernement de réaffirmer sa position et de redorer l’image du président comme défenseur des droits des Palestiniens."

Maintenir un statu quo sécuritaire

Pour autant, pour les États-Unis, aller jusqu'à sacrifier les alliés égyptiens et jordaniens aurait aussi de nombreuses conséquences, notamment sur le plan sécuritaire. 

Quelque 3 000 soldats américains sont en effet stationnés en Jordanie depuis le début de la guerre en Syrie. En octobre, le pays a aussi participé, aux côtés des Américains, à intercepter un barrage de missiles iraniens lancés contre Israël. Les États-Unis ont également formé et équipé l’armée égyptienne pendant plus de 30 ans, faisant du pays un partenaire sécuritaire de premier plan aux yeux de Washington. 

L’Egypte martèle par ailleurs qu’un déplacement forcé des Gazaouis constituerait un danger pour sa sécurité nationale, brandissant la menace que son territoire ne se convertisse en base arrière pour des attaques contre Israël. 

Quoiqu'il en soit, il paraît difficile de dire jusqu’où Trump sera prêt à aller pour contraindre ses alliés à accepter ses plans pour Gaza, termine Jalal al-Husseini. D'autant plus que cette proposition s’inscrit dans la continuité de la politique pro-israélienne menée par Donald Trump lors de son premier mandat. En 2019, Jared Kushner, le gendre du milliardaire, alors envoyé spécial pour le Moyen-Orient, avait formulé l'idée d'une paix à Gaza ancrée dans le développement économique et dans la normalisation des relations entre les pays arabes et Israël.

"Mais lors de sa première présidence, Donald Trump a finalement été perçu comme un facteur de déstabilisation – notamment en raison de son soutien à la politique de colonisation israélienne", conclut le spécialiste. "Ce plan apparaît donc comme une extension brutale de sa vision de l’avenir du Moyen-Orient."

Cet article a été adapté de l'anglais par Cyrielle Cabot. L'original est à retrouver ici.