sSouvenons-nous de cela, ou plutôt, écoutons-le, pour la millième fois, The Long and Winding Road, le chant du cygne - provisoire - d’un scarabée qui ne se faisait pas à la séparation des Beatles. «The long and winding road/That leads to your door/Will never disappear…» Cette voix à la mélancolie poignante, qui vous entraîne dans un drôle de looping où les souvenirs remontent à la surface, ceux de l’adolescence, auxquels se mêlent curieusement une myriade d’intrigants déjà vus…
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La musique populaire a ceci de supérieur à la musique classique qu’elle nous rattache à des moments que l’on pensait enfouis dans la tombe de l’oubli. Premières dragues, premiers chagrins d’amour, mais aussi premières boums, premiers whiskies-cocas… Paul McCartney, l’auteur de la chanson précédemment citée, a conservé en lui, bien qu’il s’en défende, la nostalgie heureuse d’une aventure extraordinaire qui fut autant à ses yeux celle de la révolution musicale qu’un groupe de copains, longtemps soudés comme les doigts de la main, avant que les pouces baissés de John Lennon et de George Harrison ne sifflent la fin de partie. Pour le plus grand malheur de celui qui fut à sa manière, aimable, amusant et autoritaire sans en avoir l’air, le ciment du plus grand groupe de tous les temps. Un miracle qui dure pourtant: à 82 ans passés, le gentleman milliardaire aux cordes vocales moins assurées continue de remplir les stades avec ses prestations bien huilées, mais sans surprise, où se mêlent succès de sa carrière solo et bien sûr, ceux des Beatles dont il écrivit la plupart des titres avec son partenaire John Lennon.
Surnommé «The Cute Beatle» à l’âge d’or du groupe, lorsque les filles rêvaient de le mettre dans leur lit en ignorant qu’il avait une copine, puis une succession de petites amies, ignorance entretenue par la maison de disques, soucieuse d’entretenir une virginité factice comme le plus efficace des carburants pour maintenir le prodigieux filon financier. Parfois méprisé par une partie des thuriféraires ès-Beatles, considérant le bassiste gaucher comme trop gentil pour être un vrai rocker, Paul McCartney a eu à subir nombre d’avanies, ceci depuis l’enfance (la disparition précoce de sa mère alors que l’enfant de Liverpool n’a que 10 ans) jusqu’aux années de la maturité: séparation du groupe qu’il fit tout pour éviter, escroquerie par le manager véreux Alan Klein, remixage sirupeux à son insu par Phil Spector, de Let It Be, l’ultime album commercialisé du groupe, achat dans son dos du catalogue Apple par son «ami» Michael Jackson, assassinat de John Lennon, mort de sa femme aimée Linda, puis de George Harrison, jusqu’au divorce calamiteux avec une furie unijambiste qui le déleste au passage de quelques dizaines de millions.
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L’existence solaire de l’enchanteur McCartney aura aussi été, sous une apparence de jovialité pouponne, une longue et venteuse route où se camouflent ornières et nids-de-poule. De la trajectoire hors du commun d’un fils d’ouvrier et d’une infirmière, aux racines irlandaises - comme Lennon -, tout a été dit ad nauseam. Contentons-nous d’en retracer les grandes lignes à la manière elliptique d’une chanson: rencontre dans un bus du jeune George Harrison, puis deux ans plus tard, lors d’une kermesse paroissiale, de John Lennon, balbutiements musicaux erratiques sous divers noms, deux années passées à Hambourg dans un club du quartier chaud, puis engagements de plus en plus réguliers à la Cavern de Liverpool où ils sont repérés par Brian Epstein, leur premier manager. Signature du groupe auquel se joint le batteur Ringo Starr, par George Martin, directeur artistique de la maison de disques Parlophone, d’abord hostile, puis hésitant, puis convaincu.
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La suite? Une chevauchée fantastique de tubes, une suite insolente de triomphes couronnés par la vente record de six cents millions de disques, premiers éternels indéboulonnables sur le podium suivis de Michael Jackson et Elvis Presley. Yesterday, un titre 100 % McCartney reste à ce jour la chanson la plus reprise de tous les temps (2 500!). La signature de sir Paul est devenue une entreprise florissante au rendement de multinationale. Je me souviens d’un concert à Bercy, il y a une trentaine d’années. Convié dans les loges par une amie, qui entretenait une romance à épisodes avec l’un des musiciens du groupe, je pensais tomber backstage sur une ambiance légèrement allumée telle que la mythologie rock la distille. Je vis surtout des banquiers le nez sur leurs calculatrices. Oh, cruelle vision! Sur scène, cependant, McCartney entretenait vaillamment la flamme. Hey Jude, qu’il poussait la foule enchantée à reprendre a cappella, était l’un de ses numéros bien rodés qui faisait toujours son effet. Le regarder, et surtout l’entendre, c’était remonter le fils du temps avec, accrochés à celui-ci, une ribambelle de trophées en or, de Let It Be et autres sucreries addictives, aux tubes époque Wings dont certains, tels Bluebird, sont des enchantements pour l’ouïe, jusqu’aux récents petits bijoux balancés à intervalles réguliers, tels le sublime Jenny Wren ou le poignant The Kiss of Venus.
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Paul McCartney croyait que les Beatles ensemble étaient plus forts que leurs quatre individualités. Non seulement en tant qu’auteurs-compositeurs, mais aussi en tant que «force». La bande des quatre avait changé les attitudes, avait influencé les comportements privés et sociaux de tellement de gens que l’on peut affirmer qu’ils jouèrent un rôle non négligeable dans ce séisme de civilisation. Ce en quoi Paul et les autres croyaient, c’était la liberté responsable, que ce soit dans la longueur de vos cheveux si vous étiez un garçon, l’usage des drogues, mais aussi dans vos conceptions de l’amour et du sexe qui devenait votre affaire. Tout ceci n’étant pas, loin de là, l’opinion dominante dans les années 1960. Octogénaire tranquille, chérissant, comme tout Anglais qui se respecte, sa campagne, montant des heures son fidèle Appaloosa, le militant végétarien remarié à une femme d’affaires américaine a cessé de se teindre les cheveux, laissant s’affirmer une maturité grisonnante qui lui va mieux. Paul et les Beatles? Une histoire d’amour contrariée.
Dans une séquence clé à la fin du documentaire Let It Be, Paul explique à John comment il pense que les Beatles devraient procéder en tant que «groupe», devant un John Lennon pas convaincu. Comme me le confia assez justement Michael Lindsay-Hogg, «Paul n’a pas rompu les Beatles. Le temps seul a brisé les Beatles». S’il n’avait pas réussi dans la musique, sir Paul aurait voulu être éleveur de moutons. Des moutons élevés par un scarabée, tout est possible, depuis que les Beatles sont apparus sur terre.
MICHAEL LINDSAY-HOGG - CINÉASTE ET ARTISTE-PEINTRE: «Paul s’est toujours plus impliqué que les autres dans le groupe»
«Mon premier contact avec Paul date de 1966 lorsque le groupe m’a demandé de réaliser ses premières vidéos. Ils avaient arrêté de faire des émissions de télé parce que cela posait trop de problèmes de sécurité. Ça les stressait complètement. Ils appréciaient «Ready Steady Go», l’émission hebdomadaire de rock que je réalisais à la télé. Les Beatles aimaient la manière originale avec laquelle je mettais en scène les groupes. Ils m’ont demandé de venir leur rendre visite aux studios Abbey Road. J’étais nerveux, parce qu’ils étaient à l’époque les quatre personnes les plus célèbres du monde. Paul m’a invité à les rejoindre à table, pendant leurs déjeuners entre deux séances d’enregistrement. Ils étaient tous intelligents et impliqués dans ce projet, mais Paul l’était davantage. Les «Garçons», comme on les surnommait alors, ont vite accepté mes idées. Paperback Writer et Rain ont été tournés classiquement en studio pour faire plaisir à Brian Epstein, leur manager, et le lendemain, à Chiswick House, une demeure du XVIIIe siècle ceinte d’un grand parc, cette fois en 35 mm, avec toute une mise en scène. Ce sont les premiers clips des Beatles. Deux ans plus tard, en 1968, Paul m’a proposé de filmer Hey Jude et Revolution. Lors de la réunion préparatoire, j’ai lancé:
«Nous avons un gros problème avec Hey Jude.
- Lequel, Mike? (Lorsque Paul m’appelait «Mike» et non «Michael», cela n’augurait rien de bon).
- Le refrain de quatre minutes à la fin…
- Et alors? C’est quoi le problème, Mike?
- Qu’est-ce que je vais tourner pendant quatre minutes? Peu importe que vous soyez talentueux, beaux et célèbres, la vidéo va être mortelle d’ennui.
- Des idées?
- Oui, une. Une foule d’anonymes se joignant au chœur. Pas les filles habituelles du fan-club, mais des gens différents: des femmes au foyer, des travailleurs, le facteur du village, des gens de couleur…
- Un type avec un turban, suggéra Paul, pourquoi pas aussi un jeune en uniforme de groom d’hôtel? C’est bon, fonce!»
Hey Jude est probablement la vidéo la plus célèbre des Beatles.»
JEAN-MARIE PÉRIER - PHOTOGRAPHE: «Je me souviens d’un après-midi passé à nous balader dans sa Rolls»
«J’ai rencontré Paul en 1963. Je travaillais alors à Salut les copains, un hebdo consacré à la musique pour les jeunes, lancé par Daniel Filipacchi. À l’époque, le tirage était de plus d’un million d’exemplaires chaque semaine. Un cas unique en Europe. Quand il a appris ça, Brian Epstein, leur agent artistique, m’a téléphoné pour me proposer de venir les photographier à Londres. Paul m’a apparu le plus aimable, John pouvait être cinglant. Je les ai photographiés sur place, et nous sommes descendus dans la rue, dans ce quartier où j’ai pris la fameuse photo devant une porte rouge. Je suis revenu régulièrement pour Salut les copains. Un jour, j’appelle Paul et il me dit: «Viens à Abbey Road, nous enregistrons Sergent Pepper, tu nous shooteras entre deux séances.» Je suis resté une semaine. Paul avait été impressionné lorsque j’avais débarqué une fois avec Françoise Hardy, ma petite amie de l’époque. Ce jour-là, j’avais gagné des points. Je me suis mis aussi à bosser pour eux car Brian Epstein m’avait demandé de réaliser des covers de 45-tours. J’en ai réalisé huit, dont Penny Lane. Je me souviens d’un après-midi dans la Rolls de Paul à rouler dans Hyde Park et aux alentours.
C’était magique. Nous sommes devenus assez proches à cette époque. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en 2014 au Pavillon populaire, à Montpellier, lors de la première rétrospective consacrée aux photos de Linda, la mère de ses trois enfants, emportée par un cancer. Je n’avais jamais vu ça: des flics patrouillaient, des types avaient passé les lieux de l’expo au peigne fin comme si le président des États-Unis débarquait! Paul est arrivé en jet avec Nancy, sa troisième épouse, et des membres de sa famille. Pendant le pince-fesses, il m’a reconnu et fait un signe de la main pour le rejoindre. J’avais forcément changé mais Paul a une mémoire visuelle incroyable. Me tapant sur l’épaule, il a dit à son entourage: «Qu’est-ce qu’on s’est marrés avec ce mec!» On a un peu parlé du passé, comme deux vieux combattants du Swinging London, et puis il a filé aussi sec qu’il était venu, pour reprendre son jet, entouré de ses gardes du corps. Une altesse royale. Un autre monde!»
LAURENT VOULZY - CHANTEUR-AUTEUR-COMPOSITEUR: «C’est la seule star qui me fasse vivre quelque chose d’irréel»
«Ma passion pour McCartney est indissociable de ma découverte des Beatles lorsque j’étais au lycée. Quelle claque! Mais parmi les quatre, c’est Paul qui me fascinait le plus, parce que pour moi c’est le génie de la bande, même si John Lennon et, sur la fin, George Harrison ont composé des merveilles. J’aimais son visage sympa, son côté gentil qui fait qu’il ne la ramenait jamais, alors que c’est un monstre de mélodies et de tubes inoxydables. La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1976 sur un plateau de télévision, à la Maison de la Radio, à l’occasion du Téléthon. Drucker nous a présentés au moment où Paul sortait de sa loge pour gagner la scène. Lui serrer la main, c’était comme s’il tombait du poster. Je me souviens lui avoir dit: «Si je fais de la musique, c’est parce que tu existes.» Il m’a répondu: «Merci! De mon côté, je continue d’essayer de faire la chanson parfaite, mais je n’y arrive pas.» C’était magnifique, mais très modeste de sa part parce que Penny Lane et bien de ses bijoux musicaux sont des chansons parfaites. Depuis ce jour, j’ai pris l’habitude d’aller le saluer dans sa loge lorsqu’il joue à Paris. Un soir, alors qu’il se produisait à l’Olympia, j’étais au balcon avec Cathy, ma manageuse, quand, à un moment, je l’ai vu me faire un clin d’œil. Cathy a éclaté de rire et m’a pris pour un fou!
En final, lorsqu’il a chanté I Want to Hold Your Hand, je me suis mis à frapper des mains, comme toute la salle d’ailleurs. Il m’a refait un clin d’œil en sortant de scène. Arrivé dans sa loge, il me dit: «Je t’ai vu au balcon! J’ai adoré ta façon de frapper dans tes mains car tu le fais exactement comme nous l’avons fait pour le disque.» Il m’a pris par l’épaule et s’est remis à chanter un bout du morceau en frappant dans ses mains de cette façon particulière, imperceptible pour ceux qui ne sont pas dans la musique. Au fond, McCartney ne s’est jamais remis de la séparation des Beatles. C’était au sein du groupe une espèce de juge de paix, de gentillesse, qui encaissait lorsque Lennon et Harrison ont commencé à se désintéresser de la formation. Paul conserve une grande fierté d’avoir appartenu à cette aventure. J’ai connu pas mal de stars, mais c’est le seul qui me fasse toujours cet effet lorsque je le revois: vivre quelque chose d’irréel.»
En concert à Paris La Défense Arena, les 4 et 5 décembre.