«Le dévouement et l'abnégation jusqu'à l'extrême limite»: Geneviève de Galard, l'héroïne de Diên Biên Phu

Elle a fait la couverture des magazines, Point de vue et Images du monde, Paris-Match, avec des titres chocs. Était-elle une actrice étourdissante - Initiales GG ! -, une chanteuse à la voix d'or pour mériter pareille exposition ? Non : cette jeune femme aux yeux bleus, et à l'air décidé, qu'on voit en quadrichromie vêtue d'un treillis camouflé était convoyeuse de l'air dans l'armée française.

Printemps 54. La France découvre la fin d'une guerre impitoyable à l'autre bout du monde (12.000 kilomètres), oubliée par l'opinion publique, négligée des politiques. Mauriac tonne : « A la minute précise où il fallait prendre le tournant [de la décolonisation] les rênes auront été confiées à ces hommes qui ont un goût maniaque de l'abîme au point que quand il n'y en a pas, ils le creusent de leurs propres mains, pour avoir le plaisir de s'y jeter, et eux avec nous ». Le pays apprend aussi qu'une jeune femme, Geneviève de Galard, a pendant 58 jours partagé la vie des soldats assiégés dans la vaste cuvette de Diên Biên Phu : légionnaires, tirailleurs algériens, parachutistes coloniaux, tous formant un valeureux corps expéditionnaire que les erreurs de l'état-major et l'opiniâtreté du Viet Minh ont transformé en armée défaite.

Convoyeuse de l'air, qu'est-ce-à-dire ? Une infirmière militaire chargée des évacuations sanitaires ; en Indochine, elles se nomment Paule, Yvonne, Michaela, Solange. Et encore Arlette de la Loyère (qui travaillera au côté d'Alain Peyrefitte, notamment au Figaro NDLR). A Diên Biên Phu, elles assurent des ponts aériens jusqu'en mars 1954. Leurs prénoms résonnent comme un écho à ceux attribués aux points d'appui assurant la défense du camp retranché : Isabelle, Béatrice, Gabrielle, Anne-Marie, Huguette… Que de féminité, et pourtant une seule femme a associé son nom à la funeste bataille.

Geneviève de Galard-Terraube est née en 1925. Elle s'engage dans l'armée en janvier 1953, après des études d'anglais et un diplôme d'infirmière. Le 28 mars 1954 au petit jour, le Dakota où elle a pris place effectue à Diên Biên Phu une évacuation rendue périlleuse par l'artillerie ennemie qui surveille les moindres mouvements sur la piste. La détérioration de l'avion lors de l'atterrissage empêche son redécollage. Les Vietnamiens pilonnent désormais la piste. L'appareil est définitivement mis hors d'usage. Plus aucun ne partira. En avril 54, Madame de Galard mère écrit à Geneviève : «Au fond je ne suis pas mécontente que tu sois à Diên Biên Phu, au moins tu ne risque plus d'accident d'avion». Elle va donc prêter main-forte au service sanitaire débordé.

Figure du réconfort

Depuis le mois de novembre, avec l'opération Castor, Navarre a regroupé de nombreux régiments à Diên Biên Phu pour assurer le contrôle de la région et bloquer les mouvements de l'armée du Viet Minh. Il y a établi les meilleures unités, notamment des parachutistes, des tirailleurs marocains et algériens et la prestigieuse 13° DBLE. Les chefs s'appellent Bréchignac, Guiraud, Cabiro, Pouget. Et bien sûr, le commandant Bigeard, le héros de Tu Lê, en train de sculpter sa légende - il recevra ses galons de lieutenant-colonel pendant le siège. Très vite l'artillerie Vietminh provoque l'isolement du camp. Les bo doi, soldats vietnamiens, s'enhardissent. « Isabelle », « Gabrielle » sont attaqués, repris, réattaqués. Une guerre d'usure commence.
Lors de la visite des officiels quelques mois plus tôt (Pleven, Chevigné) le lieutenant-colonel Gaucher (qui trouvera la mort dans la bataille) avait déclaré : « Nous nous battrons comme à Verdun ». Il ne croyait pas si bien dire. Les Français sont enterrés dans des tranchées sommaires, constituées de rondins et de sacs de sable, l'ennemi creuse des sapes, y pose des mines. Un déluge de fer s'abat quotidiennement sur les postes. Les morts, les blessés se comptent par centaines. Le corps expéditionnaire est pris au piège, incapable de desserrer l'étau. Le lieutenant-colonel Piroth, un vétéran de la Deuxième Guerre, hier si sûr de son artillerie, est découragé, bientôt désespéré. Il se donnera la mort.

Dans le chaos, les médecins militaires ne chôment pas : le médecin commandant Grauwin, le lieutenant Gindrey, chirurgien, amputent, opèrent. Les analgésiques, les médicaments manquent. Geneviève de Galard fait ce qu'elle peut, change les pansements, allume la cigarette des manchots, elle est surtout la figure du réconfort, la dernière image que les mourants emportent de la Terre si cruelle. Les conditions de vie sont terribles : humidité, boue, précarité. Pour les soldats blessés, elle n'est pas « lieutenant », mais « Mademoiselle ». « Quand tout cela sera fini, je vous emmènerai danser » lui déclare un jour Haas, un jeune légionnaire amputé des deux bras et d'une jambe. Dans sa tenue de para retaillée, tous la trouvent «croquignolette».

Si on sort vivants d'ici, je vous promets qu'on se retrouvera et on boira le champagne

Geneviève de Galard

Le 29 avril, elle est décorée de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre. L'historien Bernard Fall raconte : «Il n'a pas été facile de se les procurer car personne n'a ses «bananes» à Diên Biên Phu. Finalement Langlais découvrit dans une de ses cantines une vieille croix de guerre, un lieutenant prêta sa Légion d'honneur. Tout le monde dans le camp retranché estime que le lieutenant Geneviève de Galard a bien mériter de les porter».
Le lendemain 30 avril fête de Camerone, jour sacré à la Légion, elle est faite légionnaire de première classe d'honneur ; comme Bigeard. A un légionnaire, elle déclare : « Si on sort vivants d'ici, je vous promets qu'on se retrouvera et on boira le champagne ». Elle tiendra parole.
Le 7 mai, c'est le cessez-le-feu sur la cuvette après 170 jours de combats intenses. Les hommes sortent des abris, hébétés. Les blessés sont évacués au compte-gouttes, pour les autres, commence une captivité qui sera effroyable (sur environ 11.000 prisonniers plus de 8000 ne reviendront pas des camps Viet Minh).

Frénésie médiatique

Libérée, grâce à l'entremise du professeur de médecine Pierre Huard, chef de mission de la Croix-Rouge pour l'évacuation des blessés, Geneviève de Galard arrive à Hanoi le 24 mai. Elle est accueillie par le général Cogny et le général Dechaux, commandant l'aviation au Nord Vietnam, et leur lance : « Vous ne me trouvez pas trop changée ? ». La presse du monde entier est là. Photos, autographes, interviews. Elle est naturelle, ses réponses spontanées font la joie des reporters. On attend d'elle des déclarations solennelles. A Luang Prabang, elle dit en anglais : «J'aimerais boire quelque chose de frais». Le monde est conquis. Plus sérieusement elle répond «Je n'ai fait que mon devoir», célébrant la ténacité des soldats, racontant le drame des blessés. Militaire, elle réserve ses propos et ses appréciations à ses chefs. La jeune infirmière découvre que pour le monde entier, elle est une héroïne ; depuis deux mois, les médias ont relaté, exalté son histoire : elle est la figure féminine dans la guerre, l'image de la vie, surgie de la boue, dans un uniforme immaculé. Eurydice revenue de l'enfer. Ce portrait plaît à une France sous le choc. Pour le New York Times elle est « l'Ange de Diên Biên Phu », titre vite éculé, mais qui la poursuivra, parce qu'il fait mouche.
L'Amérique est entichée. En juillet 1954, elle pose le pied sur le sol des Etats-Unis, reçue par le maire de New York. En uniforme blanc, elle s'offre la ticker tape parade, la descente de Broadway en cadillac décapotée, sous les confettis et les serpentins. L'ont précédée le roi et la reine de Grèce, l'empereur d'Ethiopie. Le soir elle est habillée en Jacques Fath chargée de représenter l'élégance française. Le président Eisenhower lui remet la medal of freedom.

Dès son retour à la liberté, une agence de presse lui a proposé des milliers de dollars pour qu'elle écrive son histoire. Un officier s'est agacé : « Monsieur, il aurait été plus aimable d'accueillir mademoiselle de Galard avec des fleurs qu'avec un chèque ».
On parle même d'un film qui relaterait son séjour dans la cuvette. Avec Leslie Caron dans son rôle. Une sorte de Pour qui sonne le glas... Elle répond : « Je n'ai aucune envie de faire du cinéma mais j'accepterais peut-être d'aller à Hollywood pour y figurer dans un film sur Diên Biên Phu ».

La frénésie médiatique qui l'entoure contraste avec les titres des journaux du moment, les éditoriaux affligés sur le désastre, les négociations en cours, les listes des prisonniers, les informations sur la libération des blessés. Des officiers du 11e Choc, parmi lesquels Hélie de Saint Marc, lui écrivent : « Vous ne saurez jamais combien nous avons été près de vous et de nos camarades pendant les terribles journées que vous avez passées à Diên Biên Phu. Vous avez représenté pour nous le dévouement et l'abnégation jusqu'à l'extrême limite. Nous vous demandons de nous laisser sur cette impression. Vous ne pouvez plus vous permettre d'être une femme comme les autres. Laissez de côté toute propagande et publicité. Nos camarades n'ont besoin ni d'articles ni de films. L'Histoire les jugera, vous étiez avec eux, c'est suffisant.»... Avertissement inutile : « Ce n'est pas le moment de penser à ça » juge-t-elle .
Quoique la légende ait dépassé son existence, elle reprend son métier de convoyeuse, se marie en juin 1956 avec un officier français qu'elle a rencontré à Hanoi le jour de sa libération, Jean de Heaulme et reprend une vie ordinaire faite de garnisons et d'engagements associatifs : la «mémoire jaune» y tient une place importante. Elle est active au centre de rééducation des Invalides. En 2003, elle publie un livre (1), encouragée cette fois par Saint Marc dont Les Champs de braises viennent de connaître un immense retentissement. Le temps a passé… Elle est faite Grand-croix de la Légion d'honneur en 2014.

Morte à 99 ans, elle était certainement l'un des derniers témoins d'une des pires tragédies vécues par l'armée française. Elle était surtout du nombre de ceux qui contribuèrent à faire de cette terrible défaite un événement exemplaire, par le courage et l'abnégation, le panache, le don de soi et le sens du service, dont elle fit preuve.


(1) Une femme à Dien Bien Phu, de Geneviève de Galard, Les Arènes.