«Ma femme et mes filles ont mis un niqab pour passer les contrôles» : le récit d’un Alaouite, ex-opposant à Assad, sur les tueries en Syrie
Quand les tueries ont commencé le 5 mars, Afaq Ahmad était à Damas. Cet ancien directeur de cabinet d’un haut gradé au sein des services de renseignement baasistes de l’armée de l’air du régime de Bachar al-Assad, qui fit défection en 2012, en pleine révolution syrienne, et s’exila en France, était revenu dans son pays depuis mi-février. Son objectif, porter la voix des Alaouites et tenter de représenter sa communauté auprès des nouvelles autorités en Syrie. C’est de Damas donc, quelques jours après avoir rencontré des membres du nouveau gouvernement, que le Franco-syrien de 39 ans, également secrétaire général du Mouvement de la société pluraliste (parti d’opposition laïc créé en 2013), a reçu de ses proches les premières vidéos des attaques dans la région de Lattaquié, à l’ouest de la Syrie.
Dans le village côtier où il a grandi, proche de la frontière avec le Liban, Afaq a pu retrouver, après 14 ans d’exil, ses parents, son ex-femme, remariée depuis, et ses deux filles, âgées de 17 et 15 ans. «J’étais heureux. Il y avait des points de contrôle sur la route, on sentait une lourdeur dans l’atmosphère. Mais des amis sunnites m’accompagnaient et je suis arrivé sans encombre», raconte le père de famille, en montrant une photo de lui tout sourire entouré des deux adolescentes. Après quelques jours près des siens, le membre de l’opposition à Bachar-al-Assad s’est rendu à Damas pour des entretiens politiques.
Passer pour musulmans
Les premiers messages d’alerte lui sont parvenus mercredi à la mi-journée. Dans ces mêmes endroits où il était passé quelques jours auparavant, les photos et vidéos montraient les djihadistes déferler au cri de «Allah Akbar». Des dizaines de personnes apparaissaient gisant au sol, recouvertes de sang. Immédiatement, Afaq Ahmad a pris son téléphone pour activer son réseau. Son parcours d’opposant au régime de Bachar-al-Assad, dont il condamnait les humiliations contre les sunnites, lui a valu des amitiés de toutes confessions. De plusieurs responsables sunnites au sein du HTS, le Franco-syrien a obtenu des garanties pour ses proches. «L’un des responsables du groupe, qui connaît mon passé, m’a dit de les faire passer pour des musulmans. Ses recommandations étaient qu’ils passent les points de contrôle, qu’ils mettent écharpe ou niqab et qu’ils l’appellent à chaque passage. Ma femme et mes filles ont mis un niqab et ont pris la route avec mon frère et sa famille». Six fois, le groupe a été contrôlé à un checkpoint. Par l’intervention du responsable du HTS, les gardes les ont chaque fois laissés passer. Ils sont enfin arrivés en lieu sûr chez un ami sunnite.
Depuis une semaine, Afaq Ahmad tente de mettre d’autres connaissances à l’abri en négociant au compte-goutte. Ainsi que de porter la voix de sa communauté à Damas. «J’essaye de sauver ce qui peut l’être», confie-t-il. Mais la mission est ardue pour un Alaouite (groupe ethno-religieux dont la croyance est un mélange entre chiisme, gnosticisme et philosophies mystiques, NDLR), dans cette capitale désormais tenue des islamistes. «Dès la chute de Bachar début décembre, j’ai bouclé mes affaires en France pour rentrer dans mon pays. Les Druzes, les Kurdes, ont tous des porte-parole, mais les Alaouites n’avaient que Bachar. Ils ont besoin de représentants. Malheureusement, la nouvelle administration a reçu beaucoup de minorités mais n’a convié aucun comité alaouite. Ils les ignorent. Les Alaouites sont à leurs yeux seulement des apostats, rien d’autre».
C’est en tant que membre d’un comité humanitaire franco-syrien créé après le séisme meurtrier de 2023, que Afaq Ahmad a pu se fondre dans la délégation et rencontrer plusieurs ministres. Lorsqu’il a pris la parole devant le chef du gouvernement, Mohammed al-Bachir, le ministre et son entourage n’ont pas caché leur surprise. «Ils avaient l’air de dire : comment avez-vous osé venir jusqu’ici ? Je pense que ces gens-là n’ont jamais vu un Alaouite de leur vie, hormis en otage». L’ex-opposant a tenté de parler au nom de sa communauté. «J’ai expliqué au chef du gouvernement que la situation dans les montagnes de Lattaquié et Tartous était explosive. J’ai raconté comment depuis la chute de Bachar, les forces de sécurité allaient dans des villages pour humilier, insulter, traiter les gens de cochons. Que les djihadistes guettaient le moindre prétexte pour attaquer». L’Alaouite n’a pas senti le message porter. «Le premier ministre a répondu par des généralités. Il a tout de même rappelé que ce n’était pas leur politique, mais il a reconnu qu’il n’avait pas le contrôle sur tout».
Les massacres encore en cours
Les autres entretiens se sont déroulés de la même manière : courtoise, mais avec le sentiment chez le Franco-syrien de prêcher dans le vide. «J’ai senti qu’ils voulaient ignorer ce dossier. Le mot même d’Alaouite les dérange». Une phrase a marqué Afaq Ahmad. C’était lors d’une rencontre avec le ministre de la Santé Maher al-Charaa, dont le frère, présent autour de la table, a déclaré : «Le mot alaouite déchire mes oreilles». Avant d’enchaîner en assurant que «tous sont des citoyens de Syrie».
Les massacres continuent dans la région. À peine deux heures avant notre entretien, lundi soir, Afaq a reçu un appel de son cousin. «Il était parti aider le préfet de Tartous à ramasser les cadavres des Alaouites et à les enterrer. Il était avec des musulmans sunnites qui ont aussi enterré les cadavres. Ils sont tombés sur un groupe radical. Ils disaient vouloir tuer des Alaouites. Ils ont commencé à frapper et tirer sur tout le monde, y compris les sunnites».
Sans remettre en cause la bonne volonté des nouveaux maîtres de Damas, l’ex-opposant n’a aucune illusion sur les intentions des factions les plus radicales de la coalition au pouvoir. «Ces gens qui n’ont qu’un but : appliquer la charia et tuer les impurs, apostats, hérétiques. Peu importe le reste. Y compris des familles alaouites qui n’ont pas soutenu Assad». Il souligne la présence parmi les assaillants de nombreux djihadistes étrangers, d’Albanie, d’Ouzbékistan, de Tchétchénie, de France. Certains sont généraux dans la nouvelle armée nationale syrienne. «Ils attendaient ce jour depuis longtemps. Dans des vidéos, on entend certains dire qu’ils l’attendaient depuis 1400 ans (date de fondation du chiisme avec Ali, le gendre de Mahommet, NDLR)».