Décès de Judith Jamison, la muse d’Alvin Ailey

« Vous rendez vous compte que, malgré sa couleur et sa taille, elle aurait pu danser le Lac des Cygnes non pas avec le ballet de Harlem mais avec celui de l’Opéra de Paris , disait Gilberte Cournand, importante critique de danse et fondatrice de la galerie-librairie La danse, à Paris, en 1951. Judith Jamison mesurait 1,80 mètre. Le crâne rasé, le corps puissant, elle était aux antipodes du prototype de la ballerine classique et pourtant, on lui aurait confié n’importe quel rôle. Elle était à la danse américaine ce que Maïa Plissetskaia était à la danse russe : une muse, une personnalité, une déesse. Elle s’est éteinte à New York à 81 ans des suites d’une brève maladie.

C’est Alvin Ailey qui la révèle. Lorsqu’elle entre dans sa compagnie en 1965, elle a 22 ans. Elle est née à Philadelphie dans une famille qui prise les arts. Son père, ingénieur s’est rêvé pianiste, sa mère est professeur de théâtre. Ils se sont rencontrés à la chorale de l’Église méthodiste épiscopale. On se croirait dans Le temps où nous chantions, de Richard Powers.

La petite fille commence le ballet à 6 ans, apprend aussi les claquettes, l’acrobatie et la technique de Katherine Dunham, première à avoir posé les principes de la danse afro-américaine. Puis continue ses études de danse à Nashville et à l’Université de Philadelphie. Ce qui en dit long sur son talent à une époque où le ballet n’est pas ouvert aux enfants noirs. 

Judith Jamison veut tout apprendre et tout savoir. Elle travaille avec Antony Tudor qui lui transmet les secrets de la fluidité dans la danse classique mis au point par Cecchetti. Elle étudie aussi les rythmes de la méthode Dalcroze, la notation Laban, la technique de Lester Horton.... Elle veut tout maîtriser, tout transmettre car elle enseigne. Mais c’est un choix par défaut. Cette femme intense et profondément croyante ambitionne de se produire sur scène. 

Elle affirme sa spécificité

Agnès de Mille remarque la jeune fille aux bras et jambes immenses, et au charisme singulier, et lui ouvre les portes de l’American Ballet Theater où elle a été conviée pour une création. Mais la compagnie n’accueille pas encore de danseurs de couleur, et Jamison doit chercher à s’employer ailleurs. Elle essaie de rejoindre une émission de télé avec Harry Belafonte. C’est alors qu’Alvin Ailey lui propose d’entrer dans sa toute jeune compagnie. Elle participe au démarrage chaotique de ce chorégraphe afro-américain qui, dans le même élan que Martin Luther King, a choisi d’affirmer la spécificité et la reconnaissance des siens. Jamison est suffisamment remarquable pour s’employer ailleurs, notamment au Harkness ballet, lorsqu’Ailey n’a plus de quoi payer les danseurs. 

Elle danse Revelation, qui reste la pièce phare de la compagnie, puis en 1972, Ailey lui écrit Cry, un solo de seize minutes qui deviendra son tube et reste une des pièces attendues de la compagnie encore aujourd’hui, pour peu qu’une interprète en soit digne. Ailey le dédie à « toutes les femmes afro américaines et spécialement nos mères ». Jamison y laisse exploser son charisme. La photo de Jamison dans Cry est la première chose que les Obama mettront à leurs murs en arrivant à la maison Blanche. 

La plus belle recrue d’Ailey

Le choc est si grand, le public tellement emporté que Jamison est invitée désormais dans les galas classiques. Les autres interprètent leur variation, elle son solo. Baryshnikov est séduit. Il veut danser avec elle. Ailey leur crée Pas de Duke, où ils se donnent la réplique, dialogue de deux monstres sacrés, chacun dans son langage, qui s’amusent à se confronter sur la musique de Duke Ellington. Maurice Béjart aussi voudra créer pour elle. Il lui donnera son Spectre de la rose en 1979. Bien des compagnies la réclament : elle danse avec le Ballet Cullberg, le Ballet royal de Suède, le San Francisco Ballet… 

Jamison est sans doute la plus belle recrue d’Ailey. Entrée dans la compagnie en 1965, elle la quittera en 1980 pour jouer Sophisticated Lady, de Duke Ellington, à Broadway et se lancer dans la chorégraphie. Elle a du caractère, n’admet pas les déroutes d’Ailey qui se drogue à répétition. Il lui arrive de claquer la porte mais le lien reste fort : elle reviendra après la mort d’Ailey, en 1988, diriger la compagnie, réussissant le tour de force d’en faire, malgré le décès de son chorégraphe fondateur, une compagnie mondialement reconnue au répertoire renouvelé et aux mécènes fidèles. Jusqu’à la fin, elle sera restée impliquée dans l’Alvin Ailey American Dance Theatre, transmettant des pièces et influant sur les destinées artistiques de la compagnie.