«Le liquide est une marque de liberté» : ces Français attachés au paiement en espèces

«J’ai reçu la seule carte bancaire de ma vie il y a sept ans. Je m’en suis séparée une semaine plus tard». En 2019, à 62 ans, Solange se laisse enfin convaincre par sa fille de passer au paiement dématérialisé, elle qui a toujours refusé d’abandonner le règlement en liquide. Pour se familiariser avec la précieuse carte cryptée, elle décide de l’utiliser pour effectuer la totalité de ses achats. «Au marché, certains commerçants n’en revenaient pas. Moi, payer en carte bleue, c’était une petite révolution !». Mais, surprise, plusieurs de ses paiements sont refusés, chez la boulangère ou au café. «Ne pas pouvoir régler de petites sommes dans les commerces de proximité, cela m’a très vite frustrée, confie-t-elle au Figaro. D’autant que je me suis très vite rendu compte qu’on ne maîtrise pas ses dépenses, on perd la valeur de l’argent». Lassée, elle abandonne sa carte et revient à ses premières amours : le paiement en petites pièces jaunes et billets, dont elle garde toujours une réserve dans des bocaux en verre. «Ça me rassure d’avoir sous les yeux la valeur de ce que je dépense ou de ce que je retire à la banque. Si cela n’existe plus, je perdrai tous mes repères», souffle la septuagénaire.

«Une question pratique»

Comme Solange, ils sont nombreux en France à conserver le paiement en coupures. Selon la Banque de France, ce type de règlement représente 43% des transactions effectuées en 2024. Si l’usage diminue (ce chiffre atteignait 66% en 2016, NDLR), et le paiement par carte a pour la première fois détrôné le paiement en espèces cette année, la proposition émise par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin de supprimer l’argent liquide pour lutter contre le trafic de drogue en a ainsi surpris plus d’un. «C’est d’abord une question pratique, affirme Nathanaël. Il reste encore des endroits où les paiements par carte ne sont pas disponibles, même si ça reste rare», précise le jeune homme de 22 ans, officier dans la Marine nationale. «En mer, par exemple, nous sommes obligés d’effectuer des paiements en liquide ou en chèque pour les coopératives ou dans les magasins du bord. C’est aussi le cas sur les bâtiments civils». Une difficulté d’autant plus grande pour les petits commerçants ou le milieu associatif, car l’utilisation d’un terminal entraîne le paiement d’une commission.

«L’argent liquide, ça peut dépanner en cas de crise, ajoute Thomas*, 48 ans. Lorsque sa petite entreprise d’informatique a été touchée par un virus il y a trois ans, impossible d’effectuer ou de recevoir des paiements en ligne. «On s’est déplacés pendant plusieurs jours chez les gens pour percevoir leurs paiements, s’amuse-t-il. On en recevait parfois plusieurs pour une seule prestation du fait des plafonds de paiement, et on a dû attendre plusieurs jours que le problème soit réglé pour tout encaisser d’un coup !». L’entrepreneur, aujourd’hui expatrié en Suède, où le paiement en espèces représente moins de 1% du PIB (contre 11% dans la zone euro, NDLR), reste nuancé sur la question. «Ici, presque tout est dématérialisé, et cela fonctionne. Mais, avec l’expérience de l’incident de mon entreprise, je mets un point d’honneur à continuer d’effectuer des paiements du quotidien avec des espèces. C’est peut-être aussi mon côté français», révèle-t-il.

Question de liberté

Au-delà du sens pratique, le rapport physique à la monnaie pose une question philosophique. «Un compte bancaire, ce n’est que des chiffres, une pièce, un billet, c’est palpable, selon Nathanaël. De son point de vue, la disparition des espèces fait perdre à l’argent ses vertus pédagogiques.. En tant qu’enfant, c’est la seule image qu’on en a et de ce que ça représente, ajoute le jeune homme. Je ne me vois pas dire à mes enfants plus tard : ’prend ma carte pour t’acheter quelque chose’, à la place d’un petit peu d’argent de poche régulièrement». D’autant que, pour certains, avoir ses liquidités sous les yeux permet d’en mesurer la valeur, et donc de mieux maîtriser ses dépenses. «Je tiens régulièrement un carnet de comptes, que je remplis dès que je pioche dans mes économies, abonde Solange. Au moins je n’ai pas de problème de paiement, voire de piratage de ma carte, comme c’est arrivé à plusieurs amis.»

Le principal argument avancé par le ministre de la Justice tient à la possibilité de tracer l’argent qui transite via le paiement par carte, à l’inverse des transactions en liquide. Un argument qui fait bondir Hugues : «Lorsque je me sers de ma carte, il n’est pas rare d’avoir un message de ma conseillère bancaire, qui me demande des justifications sur mes dépenses ou mes retraits». Le jeune homme de 27 ans n’est pas convaincu par le bien-fondé sécuritaire de cette mesure évoqué par l’ancien ministre de l’Intérieur. «Je ne veux pas d’un contrôle systématique de mon compte bancaire et de mon épargne. Il vaut mieux prendre le mal à la racine, lutter contre les causes et pas les conséquences, c’est-à-dire démanteler les réseaux et leurs têtes». Et d’ajouter : «c’est un vrai sujet d’indépendance. Vu la place que possèdent les portables, ordinateurs et cartes bancaires, chacun peut être facilement tracé. Le liquide est une marque de liberté, et je ne veux pas que l’on sache que j’étais chez le boucher le lundi, et à la librairie le mardi».

La lutte contre la fraude, notamment le blanchiment d’argent, est également avancée par Vendôme. Si la suppression totale des espèces apparaît comme une solution radicale, certains proposent une alternative. «Une des solutions pourrait être d’instaurer des plafonds à partir desquels on ne peut plus payer en liquidités», évoque Thomas.

*Le prénom a été modifié.