À lui tout seul, le nom de Jules Verne formule la promesse d’un retour vers un territoire imaginaire relativement délaissé, source d’émerveillement et volontiers exotique. En choisissant le Château des Carpathes, pas le plus connu des Voyages extraordinaires de l’auteur, le vœu d’Émilie Capliez, directrice de la Comédie de Colmar, est double.
Il consiste d’abord à investir, pour le théâtre, une littérature aventurière, voyageuse et en l’occurence gothique, le Château des Carpathes préfigurant de quelques années le Dracula de Stoker dans son exploration d’une Transylvanie sombre et outrée. Mais il s’agit aussi, à partir de là, de frotter cette contrée lointaine aux enjeux qui naissent au lieu et à l’heure où la pièce se joue : ici, des désirs féministes à l’endroit de la représentation, qui font que la tenancière de l’auberge où se noue une bonne partie du spectacle devient également la narratrice au plateau.
Parti pris politique
C’est le parti pris politique fait autour d’un texte qui l’est assez peu, et dont Émilie Capliez, en l’adaptant aux côtés de la dramaturge Agathe Peyrard, appuie la relecture féministe du drame central — la mort d’une jeune cantatrice italienne en pleine lumière, tourmentée puis finalement tuée par le regard porté par les hommes sur elle. Dans le livre, le comte Frank de Telek, de passage au village, entend la voix de la jeune femme émaner, comme un chant des sirènes, du château du baron Rodolphe de Bortz, et cette histoire de voix volée s’offre nécessairement comme une parabole de l’oppression misogyne.
« Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque », ouvre Jules Verne, dont les mots sont projetés en incipit de la pièce. Au théâtre, elle fait naître des questions de figuration toutes spécifiques. Que montrer du château, « ailleurs » absolu (presque kafkaïen) pendant toute la première moitié du roman, laquelle prend pour décor l’antichambre du drame qu’est la vieille taverne campagnarde du village de Werst ? Une bonne partie, décide Émilie Capliez, qui fait apparaître une petite maquette du château, puis multipliera les visions (ainsi que celles de la forêt environnante) par le truchement de deux écrans vidéo se déplaçant sur scène.
Cette volonté d’embrasser amplement et généreusement le romanesque par la profusion d’astuces scéniques et le croisement des médiums (la vidéo, qui prend une place importante, imite parfois d’autres techniques visuelles plus surannées, comme le pepper’s ghost) s’accompagne d’une petite tendance à dilapider le mystère, l’obscurité du roman ; la mise au jour total des phénomènes surnaturels par l’explication scientifique à la fin du roman n’apporte alors aucun effet de révélation, mais plutôt une sorte de trop-plein de lumière.
Il n’en demeure pas moins qu’Émilie Capliez, accompagnée de musiciens talentueux trouvant leur juste place dans la pièce, ainsi que d’une distribution au jeu parfois un peu outré, mais où brille notamment une Fatou Malsert tonique et vaillante, fait montre d’un soin particulier dans la conciliation du plaisir ludique de la mise en scène et de la maîtrise d’un récit revisité. Elle signe ainsi un spectacle familial généreux et séduisant, mais qui ne laisse pas pour autant la pensée aux portes du château.
Le Château des Carpathes d’après Jules Verne, mise en scène d’Émilie Capliez, durée 1h30. À partir de 12 ans. Du 5 au 7 décembre à Sceaux, puis en tournée à Ivry, Toulouse, Lorient et Forbach.
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