Guillaume Drago est professeur à l’université Paris Panthéon-Assas.
La fin de l’année civile est aussi celle de l’année budgétaire et la Constitution rappelle que le budget de l’État doit être adopté avant le début de l’exercice suivant, soit avant le 1er janvier 2026 dans le cas présent (article 47, alinéa 4). Or, on constate que les débats au Parlement s’éternisent et que le budget de la France pourrait ne pas être adopté en temps utile, comme celui de la sécurité sociale, défini à l’article 47-1 de la Constitution. Le gouvernement souhaite que le débat se poursuive… et se termine avec un vote d’approbation d’un budget cependant contesté par tous. On rappelle que l’Assemblée nationale a rejeté en première lecture la version du budget… qu’elle avait pourtant élaboré. La logique de cette assemblée parcellisée politiquement finit par nous échapper.
Passer la publicitéPour arriver à ses fins et donner au pays un budget, le premier ministre Sébastien Lecornu, fin politique et négociateur hors pair, a annoncé le 3 octobre 2025 qu’il renonçait à exercer l’une de ses prérogatives constitutionnelles, à savoir l’utilisation dans la procédure parlementaire de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. Grâce à cet article, tout Français est devenu constitutionnaliste, comme il est sélectionneur de nos équipes sportives nationales.
Rappelons le sens de l’article 49, alinéa 3 qui énonce que « le premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ».
Il s’agit donc de forcer l’Assemblée nationale à voter un texte majeur auquel peut s’opposer une opposition parlementaire réunie autour d’une motion de censure. L’explication classique de cette procédure a toujours été de permettre au chef du gouvernement de forcer la main d’une majorité parlementaire rétive, sur le mode un peu provocateur : « votez ma loi, sinon ‘chiche’, renversez mon gouvernement en votant la censure ». C’est un pari, souvent gagné par les premiers ministres qui l’ont utilisé face à une majorité faible ou agitée, comme Michel Rocard dans les années 1990 ou Élisabeth Borne en 2022-2023. Michel Barnier s’y est essayé et, pour la première fois sous la Ve République, la motion de censure a recueilli une majorité conduisant à la censure et à la démission du gouvernement, comme l’impose l’article 50 de la Constitution. Ce fait nouveau a créé une forme de désinhibition des oppositions au Parlement, voyant l’outil de la censure à portée de main, à tout moment.
L’Assemblée nationale est un bateau ivre qui rejette l’ensemble d’un projet de loi de finances qu’elle a voté par morceau.Sébastien Lecornu a souhaité gouverner en mettant ses capacités manœuvrières au service d’un but : assurer une forme de stabilité gouvernementale, éviter la censure et la dissolution consécutive, donner un budget au pays. Ainsi, dès le 3 octobre dernier, il annonce : « Nous sommes dans le moment le plus parlementaire de la Ve République […] Il faut que chaque député puisse avoir du pouvoir. C’est pourquoi, j’ai décidé de renoncer à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution ». C’est ce qu’on peut appeler la « Constitution Lecornu », une décision politique de renoncement à l’exercice d’une prérogative constitutionnelle pour relancer le dialogue entre le Parlement et le gouvernement. L’expression est connue en histoire constitutionnelle. Elle illustre une pratique politique qui reformule une règle constitutionnelle, qui donne une orientation nouvelle à la Constitution, serait-ce par un renoncement à exercer une prérogative constitutionnelle.
La « Constitution Lecornu » rappelle ainsi la « Constitution Grévy », épisode connu de la IIIe République lorsque Jules Grévy, nouveau président de la République élu en 1879 et succédant à Mac-Mahon poussé à la démission après un grave conflit avec les Chambres, avait annoncé : « Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels ». La conséquence était le renoncement au droit de dissolution donné pourtant au président de la République par les lois constitutionnelles de la IIIe République. La « Constitution Lecornu » est une autre forme de renoncement. Abandonner le recours à l’article 49, alinéa 3 est aussi ne pas vouloir entrer en lutte contre la volonté parlementaire. La difficulté est pourtant double.
Passer la publicitéD’abord, le gouvernement n’a pas en face de lui d’opposition structurée. L’Assemblée nationale est un bateau ivre qui rejette l’ensemble d’un projet de loi de finances qu’elle a voté par morceau, ce qui souligne d’ailleurs l’incohérence des positionnements politiques et une forme de décadence du vote parlementaire. Comme le disait justement Pierre Mendès-France « les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent ». Le vote du budget est le signe par excellence du soutien à un gouvernement et à une politique, exprimant le principe constitutionnel majeur du consentement à l’impôt par la représentation nationale. Ici, même le « socle commun » n’a pas voté le budget…
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Ensuite, le premier ministre affaiblit sa position constitutionnelle beaucoup plus que politique. Car, nonobstant cet abandon d’une prérogative majeure, le chef du gouvernement pourrait être obligé de se renier, avec l’accord de ceux, les socialistes, qui lui demandaient cet abandon afin de faire adopter un budget sans obliger les parlementaires à le voter, car, ironie du sort, c’est l’objet même de l’article 49, alinéa 3 ! Même s’il vient de confirmer cette volonté de ne pas recourir au mécanisme de cet article de la Constitution, il pourrait y être en quelque sorte contraint par les oppositions qui verraient ainsi un budget adopté sans avoir à l’approuver.
L’intérêt majeur du recours au 49, al. 3 est pourtant ailleurs et souvent ignoré. S’il décide d’y recourir, le gouvernement peut alors composer son texte de loi comme il l’entend : revenir à son texte initial, y insérer tel ou tel amendement, voté par le Parlement. Cette façon de « picorer » dans les versions successives du texte est d’autant plus commode pour le gouvernement que le texte ne sera pas soumis au débat, ni en commission, ni en séance. Vouloir privilégier le débat parlementaire relève d’une intention louable du premier ministre si ce débat est constructif et raisonnable, ce qui n’est pas le cas des discussions et votes de l’Assemblée nationale. Il faut à un moment trancher le nœud gordien : l’épée du 49, al. 3 le permet. Il faut l’utiliser. On ne doit jamais renoncer à exercer une prérogative constitutionnelle.