Lorsque Chanel a décidé il y a quelques mois de présenter sa collection des Métiers d’art à New York, la maison ignorait que le futur maire, Zohran Mamdani, serait élu sur la promesse de rendre la ville plus accessible, en menant sa campagne en grande partie dans le métro - les vidéos de ses échanges avec les usagers sont même devenues virales sur les réseaux sociaux. Hasard ou coïncidence, c’est justement une station désaffectée à l’angle des rues Bowery et Kenmare qui sert de décor au défilé ce 2 décembre. Ce n’est certes pas la première fois que le voisinage est témoin de l’intense activité derrière la banale porte rouge qui mène à cette station à l’abandon depuis plus de vingt ans, particulièrement prisée des équipes de tournages de cinéma. Mais il n’a probablement jamais assisté à ce cortège de «total looks» Chanel et de parapluies disparaissant progressivement derrière la porte.
Pour la plupart de ces client(e)s richissimes qui ne pratiquent pas les transports en commun, les lieux sont pour le moins exotiques, et ils ne boudent pas leur plaisir lorsqu’il s’agit de poser devant le guichet faisant office de photocall ou de passer les tourniquets sans ticket... Ils sont plus de 500 vers 15 heures (et 500 de plus à vingt heures pour le deuxième défilé), à prendre place sur le quai en attendant la rame la plus chic de l’histoire du New York City Subway. Lorsque sont assis les derniers arrivants et invités d’honneur - Margaret Qualley et ASAP Rocky qui jouent le couple new-yorkais charmant filmé par Michel Gondry dans le teaser de l’événement -, un métro entre en station et le show peut commencer. Les filles arpentent le quai, pénètrent dans la rame, décrochent le combiné du téléphone public, patientent en lisant une vraie-fausse La Gazette qui titre à la Une: «Chanel Comes to New York».
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Une scène de la vie quotidienne, ou presque, qui fait écho aux souvenirs de Matthieu Blazy lorsqu’il habitait Soho et travaillait dans le studio de Raf Simons chez Calvin Klein de 2016 à 2018. «Durant ces années, j’ai pris beaucoup le métro et j’y ai vu des scènes extraordinaires, raconte le designer franco-belge aux journalistes après le show. Je me souviens d’une fois, à Times Square, où Spiderman est entré dans la rame. Ou encore d’un soir, quand, en rentrant d’un spectacle à l’Opéra, je me suis retrouvée dans la rame avec d’autres spectatrices habillées dans leurs robes de soirée incroyables. Le métro de New York est un endroit sans hiérarchie, où les strates sociales s’effacent, où l’on peut rencontrer un étudiant comme une femme qui va diriger le monde entier.»
Utopique? Sans doute, mais l’imaginaire de Blazy où la poésie et la naïveté ne sont jamais feintes (rappelant d’ailleurs l’univers de Gondry) lui permet de faire du Chanel comme personne avant lui, d’habiller ses socialites d’Upper East Side en jupon de soie peinte façon pelage, de tricoter un top maille de Spiderman, de broder de paillettes un tee-shirt I Love New York, de créer un sac girafe digne du zoo de Central Park ou en forme d’écureuil de Washington Square... Le designer de 41 ans embrasse toute cette fantaisie, qu’il rend ultra-sophistiquée dans sa réalisation grâce aux métiers d’art. Et en particulier, aux brodeurs et plumassiers, avec lesquels il développe de nouvelles techniques comme «ces tweeds léopard tissés à la main par Lesage, ce qui n’avait jamais été fait, ou ces manteaux de faux astrakan réalisé en soie».
Avec délicatesse, Matthieu Blazy trouve l’équilibre entre les savoir-faire spectaculaires et une esthétique très réelle, entre une fantaisie presque enfantine et la construction d’une garde-robe quotidienne. Il s’affranchit même en partie du tailleur en tweed tutélaire pour faire la place à de nouvelles matières (les jeans trompe-l’œil en soie, les mailles techniques inspirées du sportwear américain), à de nouveaux vêtements (les vestes en cuir), à de nouveaux accessoires (un cabas géant en cuir et toile géant), à une nouvelle attitude à l’image de ce pull camionneur porté sur une jupe Skyline en sequins, de strass et de perles brodés par la maison Lesage.
Cette tension entre le luxe et la vie, c’est d’ailleurs ce qui l’intéresse le plus chez Coco Chanel dont il rappelle un épisode de sa carrière en 1931, quand, à la demande de Samuel Goldwyn, le patron de United Artists, elle se rend à Hollywood pour jouer les costumières. Mais l’expérience se révèle peu concluante, son style est jugé trop épuré... «Avant de rentrer à Paris, elle fait escale à New York où elle se promène downtown et croise dans la rue des femmes aux moyens modestes habillées en style Chanel. Et c’est pour Gabrielle, le plus grand honneur, raconte Matthieu Blazy. Elle disait que c’est à ce moment-là qu’elle s’est vraiment sentie designer, cette expérience lui a donné un nouvel élan. Dès lors, elle commence à raccourcir les jupes, à alléger les tenues, à enlever les traînes et à créer des vêtements pensés davantage pour tous les jours. Il y a aussi une caractéristique du vestiaire de Chanel que j’ai reprise ici, à savoir une silhouette en deux parties, un top et une jupe afin qu’une femme puisse s’acheter la tenue complète mais aussi associer la jupe avec un autre pull.»
Ces 80 silhouettes s’adressent aux femmes du monde entier, mais visent encore un peu plus les Américaines qui sont encore et toujours les plus grandes clientes du prêt-à-porter de la maison. Or si elles savent juger de la pertinence d’un vêtement mieux que personne, elles sont moins sensibles aux savoir-faire. Cette collection Métiers d’art avec cette juste dose de pop culture (et le bon goût de Matthieu Blazy) pourrait mieux les y familiariser. C’est en tout cas ce qu’espère Bruno Pavlovsky, le président des activités mode de Chanel. « Matthieu s’approprie l’histoire de Chanel petit à petit et il commence évidemment avec les éléments iconiques, et les États-Unis sont un iconique pour nous, dans notre histoire », confie le dirigeant.
Pour Chanel, l’Amérique est une deuxième patrie. C’est elle qui a porté Mademoiselle aux nues avec sa petite robe noire, «la Ford de Chanel», en 1926. Elle encore qui après la guerre continuait de se parfumer au N°5 (que les GI’s rapportaient en souvenirs après la Seconde guerre mondiale) et a ainsi permis à Coco Chanel de rouvrir sa maison en 1954. Plus récemment, la marque y a défilé maintes fois. En 2018, Karl Lagerfeld avait même déjà élu New York pour un show Métiers d’art qui s’était tenu dans le département Égypte au Met. Il se trouve que c’était la toute dernière fois que le couturier allemand apparaissait à la fin d’un défilé. Si on l’ignorait alors, ceux qui y étaient se souviennent d’un moment crépusculaire... D’où le plaisir d’assister à ce retour joyeux, vivant, généreux et raffiné de Chanel sur le quai du métro new-yorkais.
La marque n’est d’ailleurs pas la seule à vouloir remercier les clients américains pour leur loyauté, puisque, en mai prochain, la ville accueillera les défilés Croisière de Louis Vuitton et Gucci tandis que sa rivale de la côte ouest, Los Angeles, offrira l’hospitalité à Dior. Qu’importent les surtaxes et la politique, le secteur se réfugie comme à chaque crise - guerres, krachs, pandémies... - dans les jupes de nos amis d’outre-Atlantique.