REPORTAGE. "Comme ça, il n'y a pas de perte" : près de Rouen, un crématorium chauffe des logements pour économiser de l'énergie

Un petit groupe de proches d'un défunt sort silencieusement du crématorium du Petit-Quevilly, près de Rouen, en cette fraîche matinée du mois de décembre. Quelques mètres plus loin, un bruit assourdissant s'échappe du local technique situé derrière le bâtiment. La porte ouverte laisse entrevoir un enchevêtrement de tuyaux. C'est ici que se cache un dispositif presque unique en France. La chaleur émise lors de la crémation des corps des disparus est réutilisée directement dans le réseau de chaleur urbain destiné à chauffer les logements et les équipements municipaux des environs.

Des proches d'un défunt se rendent au crématorium du Petit-Quevilly, le 2 décembre 2025. Urnes funéraires de formes et de couleurs variées

"Nous avons voulu que l'énergie qui est utilisée pour le fonctionnement du bâtiment ne soit pas perdue", explique la maire socialiste de la commune, Charlotte Goujon, emmitouflée dans sa parka. Ce système est déjà répandu dans les nombreuses usines qui bordent la Seine toute proche, mais rarement au sein d'un crématorium. Alors, même si "la question du deuil est une question sensible", le "projet allait de soi" pour l'élue, également vice-présidente chargée de la transition écologique à la métropole de Rouen Normandie. Après plus de cinq ans de fonctionnement, la chaleur issue du crématorium permet ainsi de chauffer une centaine de logements en toute sobriété. Un choix qui a tout de même soulevé des questions éthiques.

"A l’époque, c'était assez innovant"

Le projet du crématorium du Petit-Quevilly a pris forme en 2018, alors que celui de Rouen arrivait à saturation. "Le délai d'attente pouvait aller jusqu'à 21 jours", se remémore Christophe Aubin, l'actuel directeur des deux établissements. Une situation insupportable pour les familles, comme celle de la maire de la commune elle-même. "Lorsque mon grand-père est mort, il fallait attendre 15 jours, souffle Charlotte Goujon. Nous avons dû aller jusque dans l'Eure."

Charlotte Goujon, maire du Petit-Quevilly et vice-présidente de la métropole Rouen Normandie, en charge de la Transition écologique. Luca de Meo, PDG du Groupe Renault, pose lors de l'inauguration de la première usine de véhicules d'occasion, près de Paris, le 30 novembre 2021. (ERIC PIERMONT / AFP)

Alors que le nombre de crémations ne cesse d'augmenter en France, la métropole de Rouen décide d'implanter un nouveau crématorium sur la rive gauche de la Seine, dans une zone d'activités du Petit-Quevilly. "Beaucoup de collectivités délèguent la construction de ces infrastructures. Nous, nous avons voulu la conserver pour rester indépendants et mettre en place des démarches environnementales", explique Gwenaëlle Salaün, ingénieure territoriale à la métropole. Le bâtiment, très sobre de l'extérieur, profite ainsi d'une isolation thermique optimale. "Nous n'avons aucun courant d'air et très peu besoin de chauffage", se félicite l'agente de la direction des bâtiments. Mais l'équipe a voulu aller encore plus loin.

"Nous avons souhaité que l'énergie qui s'envolait dans la nature puisse être récupérée."

Gwenaëlle Salaün, ingénieure territoriale à la métropole de Rouen

à franceinfo

La solution technique se trouve sous leurs pieds. Un réseau de canalisations d'une vingtaine de kilomètres fournit de la chaleur à des bâtiments de la commune depuis 1974 grâce à l'énergie produite par l'usine d'incinération des déchets. La métropole propose d'y connecter le crématorium pour renforcer la puissance de ce réseau de chaleur urbain.

Le projet connaît alors quelques remous. "A l’époque, c'était assez innovant, osé même", reconnaît Gwenaëlle Salaün. Selon l'ingénieure, seuls deux crématoriums avaient à l'époque un système de récupération de chaleur en France. Et encore, ces derniers ne permettaient que de chauffer les autres pièces du même bâtiment. "Il a fallu expliquer le fonctionnement de ce système aux habitants et aux politiques… Certains nous disaient de ne pas le faire", explique-t-elle.

Gwenaëlle Salaün, ingénieure territoriale de la direction des bâtiments à la métropole Rouen Normandie Fleurs avec une plaque commémorative

Pour toute construction de ce type, une enquête publique est également réalisée dans la commune. "Le crématorium est un bâtiment qui n'est jamais facile à insérer dans un quartier", explique Gwenaëlle Salaün. Mais ce n'est pas le système de récupération de la chaleur qui inquiète le plus les riverains. "Les questions concernaient surtout le bruit ou les éventuelles fumées qui pourraient provenir du crématorium", se rappelle Charlotte Goujon. Une fois ces interrogations dissipées, les travaux peuvent commencer et le crématorium ouvre ses portes en janvier 2020.

Une facture de chauffage "stable" pour les habitants

Dans la salle de crémation, interdite au public, les équipements permettent de réaliser jusqu'à neuf incinérations par jour. "Il faut environ 90 minutes à une température comprise entre 790 et 900 degrés", explique Christophe Aubin, en costume gris. Mais, contrairement à ce que les séries américaines montrent souvent, ici, aucune flamme ne brûle directement le cercueil. "Les appareils montent en température et une fois que l'introduction est faite, le gaz se coupe automatiquement et la chaleur est diffusée par des briques réfractaires", détaille le directeur de l'établissement. Les cendres sont ensuite récupérées, placées dans une urne et remises aux proches du défunt.

Christian Longuemare, responsable du service chaleur à la métropole Rouen Normandie Système de ventilation du crématorium, avec un large conduit métallique

Ce processus, très réglementé, prévoit également un traitement des fumées qui sortent de l'appareil de crémation. "Elles passent par des grands filtres à charbon, similaires à ceux d'une hotte de cuisine", explique Christophe Aubin. Et comme dans tous les crématoriums, les fumées doivent ensuite être refroidies avant d'être rejetées sous la forme de vapeur d'eau. Mais au Petit-Quevilly, lors de cette étape, la chaleur émise par le système de refroidissement – comparable à celui que vous trouvez derrière votre réfrigérateur – est injectée dans le réseau de chaleur de la ville. "L'idée est de récupérer une partie de la chaleur produite par la combustion du gaz au lieu de la perdre", précise Christian Longuemare, responsable du service chaleur à la métropole de Rouen.

"Ce n'est pas la chaleur produite par la combustion des corps qui est utilisée, mais bien celle apportée par le gaz lors de la crémation."

Christian Longuemare, responsable du service chaleur à la métropole de Rouen

à franceinfo

Ce système d'échange de chaleur a nécessité un investissement d'environ 100 000 euros de la collectivité. Il permet ainsi de chauffer l'ensemble du crématorium – dont l'énergie est l'une des principales dépenses – ainsi que l'équivalent d'une centaine de logements dans le quartier. "Ces investissements sont peu à peu remboursés par les abonnés du réseau", explique Christian Longuemare. Au total, ils sont plusieurs milliers à être raccordés à ce réseau de chaleur. Une aubaine pour la collectivité et les ménages. "Cela permet de maîtriser les factures, qui sont restées stables pour les habitants quand celles des autres explosaient après l'invasion de l'Ukraine par la Russie", assure Charlotte Goujon.

"Si ta mère mourait, tu en penserais quoi ?"

Devant les tours HLM du quartier, peu de personnes croisées ce jour-là sont au courant de l'existence de ce réseau de chaleur et encore moins de son raccordement au crématorium. Mais la plupart d'entre elles saluent un bon moyen de faire des économies d'énergie et de lutter contre l'augmentation des factures. "Je trouve que c'est une très bonne initiative", se réjouit par exemple Charlotte. "Comme ça, la chaleur est réutilisée et il n'y a pas de perte", sourit cette coiffeuse, derrière sa caisse. Et l'origine de cette énergie n'est pas un problème à ses yeux. "Ce n'est pas gênant, je n'ai pas de tabou sur la mort", lance la jeune femme.

Charlotte, coiffeuse au Petit-Quevilly, dans un quartier desservi par le réseau de chaleur de la ville Un quartier au Petit-Quevilly

Même réaction de la part d'un retraité croisé devant un supermarché tout proche. "Ça ne me dérange pas", glisse-t-il avant de filer faire ses courses. Un autre riverain se montre plus circonspect. "Ça fait bizarre de savoir ça", souffle le sexagénaire. "Si ta mère mourait, tu en penserais quoi ?", lance-t-il à sa voisine, qui ne semble pas gênée par la mise en place de ce système de récupération de la chaleur. "Moi, ça ne me dérangerait pas, répond-elle. C'est pas mal pour l'énergie… Et de toute façon, on va tous y passer !"

 

L’œil de l’expert

L'analyse de

Alexandre Joly

Ingénieur responsable du pôle énergie à Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans les enjeux environnementaux

"Sur le principe, avoir un réseau de chaleur est une très bonne idée. Cela permet de mutualiser et d'optimiser les coûts par rapport aux systèmes individuels. C'est aussi une manière efficace de décarboner la chaleur en ville, tout en valorisant l'énergie de structures existantes, comme les incinérateurs de déchets ou ce crématorium.

Cependant, nous devons nous interroger sur l'origine de cette énergie. Les incinérateurs sont le fruit de nos déchets, que nous devons essayer de réduire. Pour le crématorium, nous pouvons aussi réfléchir à d'autres manières de traiter les corps en fin de vie, comme le compostage humain qui ne consomme pas d'énergie et qui est déjà autorisé dans certains pays.

A la place des incinérateurs, nous pourrions développer beaucoup plus la géothermie. Le potentiel est important en France. Et c'est une filière très compétitive, locale et bas-carbone qu'il faudrait encourager."