La mort de Biyouna, chanteuse, actrice et humoriste, met l’Algérie en émoi

« Elle aurait pu être une Jeanne Moreau, s’il y avait eu plus de Truffaut… Ici, dans son pays. » En ce froid et pluvieux mardi de novembre, l’auteur et réalisateur Sid Ahmed Semiane fait un peu comme tous les Algériens. Dans la très riche galerie de personnages incarnés par Baya Bouzar, plus connue sous le nom de scène de Biyouna, il cherche l’image qu’il gardera de l’artiste algérienne décédée à l’âge de 73 ans.

« J’aime la Biyouna de L’Incendie, des débuts, comme tout le monde, témoigne-t-il au Figaro en évoquant une série des années 1970, adaptation d’une œuvre majeure de la littérature algérienne, La Grande Maison de Mohammed Dib. Mais la télévision vampirise très vite, elle l’a figée et emprisonnée dans ce personnage à la forte voix, à la gouaille qui mitraille. »

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Comme d’autres professionnels du cinéma, il attribue au réalisateur franco-algérien Nadir Moknèche le mérite de lui avoir permis d’exprimer « une autre vérité d’actrice, plus nuancée, plus subtile, beaucoup plus complexe ». Elle devient Meriem dans Le Harem de Madame Osmane, Papicha dans Viva Laldjérie ou encore Madame Aldjeria dans Paloma. Dans ce cinéma français, « elle est plus libre dans son corps, dans ses mots, dans son jeu, dans ses choix. Le cinéma l’inscrit dans des performances dignes des grandes divas, hors normes ».

C’est à « une des figures majeures de la télévision et du théâtre algérien », la Biyouna d’avant le cinéma français, que le journal télé étatique a préféré rendre hommage. Le président Abdelmadjid Tebboune a salué « une grande figure artistique du pays ». La ministre de la Culture Malika Bendouda, qui avait récemment vu la comédienne à l’hôpital, s’est même adressée à elle dans un communiqué : « Tu n’étais pas seulement une artiste : tu étais une mère pour l’art, tu as incarné la symbolique de la femme algérienne, tu as exprimé le souffle de la rue et l’esprit de la création, jusqu’à devenir un miroir reflétant les traits de notre histoire, de nos rêves, de nos douleurs et de nos joies. »

« Authentique, franche, courageuse »

Dans le milieu du cinéma, certains restent indifférents aux hommages officiels. « La vérité, c’est que si des films algériens tournés dans les années 1970-1980 étaient réalisés aujourd’hui, leurs réalisateurs se retrouveraient en prison à cause des scènes montrant des acteurs en train de boire de l’alcool pendant qu’ils sont attablés avec des femmes dans des cabarets, déplore un scénariste. Parce qu’aujourd’hui, la loi punit de peines de prison les réalisateurs qui ne respectent pas les valeurs et les constantes nationales. » Comprendre : les religions, l’histoire de la résistance contre la conquête française, la guerre d’indépendance, les symboles de l’État…

Le militant Abdelkader Affak a publié sur Facebook un long texte pour la star, devenue dans la troisième partie de sa carrière, héroïne de nombreuses séries diffusées à la télé pendant le Ramadan. « Tu étais la vitrine éclatante qu’on exhibait sur le tapis rouge de Cannes, et dans le même temps, le maillon le plus fragile, laissé à lutter dans l’ombre (…). La disparition de Biyouna dans ces conditions n’est pas une fatalité. C’est l’aboutissement logique d’un système qui consume ses artistes comme un combustible bon marché pour alimenter sa vitrine (…). Ce n’est pas le cancer qui a tué Biyouna. C’est une machine entière, pensée pour la maintenir forte à l’extérieur et fragilisée à l’intérieur, éclatante à l’écran et oubliée dans la vie réelle. »

Le cinéma algérien traverse une période très difficile

C’est aussi l’avis du producteur Boualem Ziani. « Biyouna avait du talent, une présence incroyable, mais surtout, un ton libre ! Elle était authentique, franche, courageuse, raconte celui qui l’a rencontré sur le tournage du documentaire Alger vu par Yamina Benguigui au début des années 2000. Le cinéma algérien traverse une période très difficile et, malheureusement, sans liberté, sans financement, il ne peut plus produire une autre Biyouna. »

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Pour Sid Ahmed Semiane, elle était même « un OVNI dans un univers formaté ». « Le cinéma algérien, fabriqué en Algérie, un cinéma prudent, tétanisé, apeuré, sans audace, sans débordements, n’a pas su faire avec Biyouna. Elle était une femme beaucoup plus libre que le cinéma algérien lui-même. Beaucoup plus audacieuse, plus moderne que “le cinéma de papa”. »

Le scénariste et réalisateur Karim Bengana craint que « comme Biyouna, le cinéma algérien finisse par mourir de longue maladie si personne ne fait rien ». « Biyouna a bousculé la société algérienne parce que c’était une grande gueule, conclut le scénariste de 118, Telemly, documentaire retraçant plus de 25 ans d’histoire de la scène métal en Algérie. Malheureusement aujourd’hui, il n’y a plus de place pour ceux qui veulent bousculer la culture en Algérie. »