Profil d’aigle, dandy à la voix flûtée, parole pénétrante et volontiers provocatrice, tempérament de passionné avec ce que cela comporte d’exigence et d’emportements, Guy Cogeval, décédé le jeudi 13 novembre dernier à Paris des suites d’une pneumopathie venue après un cancer et un AVC, aura marqué le public du Musée d’Orsay. Il avait 70 ans.
Sous sa présidence, de 2008 à 2017, l’institution parisienne, encore jeune et qui a inclus le musée de l’Orangerie en 2010, aura pris une autre dimension. « Il a fait entrer avec audace ces deux lieux dans le XXIe siècle », a commenté l’actuelle direction. Réfection et agrandissement des locaux (un tiers de surface d’exposition en plus), le tout sans fermer ; présence sur le web, souci des jeunes, ouverture avec les pays émergents, diffusion des collections sur l’ensemble du territoire français : cela et bien d’autres actions encore sont à mettre à son actif.
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Passer la publicitéLoin des mondanités
À l’époque de la mise sur orbite des Epic (Établissements publics à caractère industriel et commercial), Cogeval considérait son métier « pas très différemment de celui d’un foundraiser américain ». Même s’il confiait haïr les cocktails et les mondanités, ce conservateur aguerri au système des trustees américains pour avoir piloté de 1998 à 2004 le Musée des beaux-arts de Montréal avait parfaitement compris qu’« il fallait en passer par là ». Savoir séduire l’extérieur, notamment intéresser les grands donateurs à l’avenir des musées : tel était un de ces points forts. En témoignent l’exceptionnelle donation de toiles de Monet, Manet, Cézanne et autres Bonnard consentie en 2000 par Philippe Meyer, ou celle plus récente du couple Marlene et Spencer Hays (600 travaux, essentiellement Nabis).
Faussement réservé, vraiment excentrique (ah,ces fêtes avec Madonna, Mickey Rourke et Jean Paul Gaultier sur le toit du Palais de Chaillot lorsque, de 1992 à 1998, il fut directeur du Musée national des monuments), raffiné jusqu’à n’acheter ses chemises qu’à Milan ou Florence, méticuleux jusqu’à harceler les manutentionnaires procédant pour lui à mille essais d’installations : Cogeval clivait. Pour le meilleur comme pour le pire mais au moins il décoiffait. « Un accrochage est toujours un parti pris », affirmait-il. Et l’on se souvient de ses expositions chocs telles « Masculin-masculin » sur l’homoérotisme dans les arts, « Splendeurs et Misères. Images de la prostitution 1850-1910 » ou « Sade. Attaquer le soleil » qui réunissait de nombreuses scènes à charge pornographique.
Guy Cogeval laisse un héritage durable dans le paysage culturel français
Rachida Dati, ministre de la Culture
Né à Paris en 1955, Guy Cogeval était sorti major du concours de conservateurs trente ans plus tard - il possédait déjà un diplôme d’études approfondies en histoire de l’art. Après un passage au Musée des Beaux-arts de Lyon, puis au Louvre, il avait décroché son premier bâton de maréchal : celui du Musée des monuments français. En 1998, le voilà qui traverse l’Atlantique. À Montréal, jusqu’à son retour en 2004, il a barré l’important Musée des beaux-arts de Montréal. De là, il a écumé le Nouveau monde pour trouver des mécènes, s’aguerrissant alors à ce qui n’était encore en Europe qu’un métier balbutiant.
Durant cette période américaine, il s’est également affirmé comme commissaire d’expositions. Celles sur Hitchcock ou sur le peintre nabi Édouard Vuillard qu’il aura toujours chéri ont été remontées à Paris par la suite. Orsay était l’ambition de sa vie. Il y avait fait ses griffes comme conservateur stagiaire responsable du cinéma. « Entre ces murs on peut se faire une idée de l’art moderne le temps d’une journée, disait-il. C’est pour cela qu’ils sont si populaires. » Sous sa gouvernance, le musée s’est-il prostitué ? Les tenants d’une histoire de l’art pure et dure, érudite et cantonnée aux seules questions d’esthétique, l’ont critiqué. Mais en faisant de l’argent tant par des événements nécessairement retentissants que par la livraison d’expositions clefs en main de la Chine à San Francisco en passant par l’Italie, Cogeval a généralisé une pratique conduisant à une grande autonomie financière.
Faire chanter les tableaux
Avec elle, comme il est rappelé dans les Mémoires d’un anti-héros, livre d’entretiens conduits par Caroline Dubois (Skira), nombre de tableaux ou de sculptures ont pu être restaurés et mieux protégés. Plus généralement, durant cette double mandature, l’architecture pourtant contrainte de l’ancienne gare redessinée par Gae Aulenti a pu être modifiée au profit d’une augmentation des espaces accueillant des collections accrues (de 5000 pièces !). Cogeval s’enorgueillissait aussi d’avoir fait chanter ses dernières par de nouvelles mises en scène. Entre 2008 et 2017, c’est ainsi plus de la moitié de ce qui est présenté qui a bougé.
Passer la publicitéPrenez les fleurons impressionnistes. La galerie est désormais dotée de bancs dessinés par la star japonaise du design Tokujin Yoshioka. Surtout ces salles Wilmotte ont été repeintes, alternant des gris ardoise plus ou moins foncés afin que l’enfilade très fréquentée paraisse plus vaste et plus aérée. Adieu donc (sauf à l’Orangerie) au principe du « white cube » généralisé dans les années 1970. Et bonjour à la postmodernité. Voici du rouge pour les murs des Courbet, un fond violet pour les grands formats pompiers enfin tirés des réserves, du vert pour la collection d’Alfred Chauchard, laquelle, avec L’Angélus de Millet, renoue avec l’accrochage dense en vogue au XIXe siècle.
Tout cela fera école. « Guy Cogeval laisse un héritage durable dans le paysage culturel français », a commenté la ministre de la Culture Rachida Dati. Même le Louvre se mettra en 2019 à peindre en bleu sa prestigieuse salle des États (celle de Joconde). Et puis partout à son exemple ont été adoptées des lumières plus précises. Fini l’éclairage indirect. Le voilà maintenant modulé, adapté à chaque salle, à chaque cimaise, à chaque œuvre. La rétrospective Monet qu’il avait organisée au Grand Palais en 2010 a servi de test à ces spots révolutionnaires. Bilan : 800 000 visiteurs. « Et dire que j’ai dû me battre pendant un an avant que la Réunion des musées nationaux les acquière », pestait l’intéressé.
Recours à de grands noms du théâtre et de l’opéra
Simultanément, Orsay abandonne le système de fixation par trous de Gae Aulenti. Ses murs de pierre se voient doublés de cloisons de bois enduites de plâtre afin qu’il soit possible d’accrocher où on le souhaite. C’est moins rapide, il faut reboucher, faire sans cesse des retouches mais la liberté du muséographe est à ce prix. Ce soin mis dans la présentation est allé jusqu’à recourir à quelques grands noms du théâtre et de l’opéra. Ainsi ce fut Robert Carsen qui mit en musique « L’Impressionnisme et la mode » .
Quant aux salles postimpressionnistes, les Van Gogh et les Gauguin voisinent désormais avec des sculptures, les arts décoratifs ont enfin une pleine place. Meubles et tapisseries nabis par exemple se retrouvent en harmonie avec les huiles et les bronzes avec lesquels ils ont été conçus. C’est ainsi, avant le passage de relais en 2017 à Laurence des Cars (aujourd’hui patronne du Louvre), tout le regard porté sur le XIXe siècle qui a été précisé. Statutairement, Orsay se trouvait bornée à la période allant de 1848 à 1914. Cela est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Les cloisons s’avèrent moins strictes, et le lieu intègre mieux jusqu’à l’art contemporain.
« Un musée mobile »
À l’extérieur, Guy Cogeval a co-créé le club des musées ayant une dominante XIXe afin de faciliter rencontres et échanges. Il était aussi un des membres les plus influents du groupe international des organisateurs de grandes expositions fondé en 1992. « Je n’ai pas envie de faire un musée définitif, expliquait-il. C’est un musée mobile qui peut s’adapter que je souhaite. »
Passer la publicitéAu moment de son départ, il avait prévu de s’occuper d’un Centre d’études des Nabis et du symbolisme, un instrument qu’il a porté sur les fonts baptismaux mais qui demeure aujourd’hui encore dans les limbes. En attendant, il s’était consacré à l’augmentation et à la refonte du catalogue raisonné de Vuillard (Hazan). Ses autres regrets ? N’avoir pu ménager des salles consacrées à la naissance du cinéma et n’avoir pu enrichir Orsay d’œuvres des Macchiaioli, ces contemporains des impressionnistes initiateurs de la peinture moderne italienne.
À la question de savoir quel était le tableau qui le fascinait le plus, Cogeval répondait, malin : L’Excommunication de Robert le Pieux de Jean-Paul Laurens. Mais pourquoi ce choix décalé ? Laurens est certes un des derniers grands peintres d’histoire, une sorte de précurseur du cinéma épique de Hollywood que cet esthète adorait. Il avait certes ressorti cette grande machine des réserves, l’avait fait restaurer et réencadrer en 1984. Mais surtout la composition évoque un roi épris d’amour, et rejeté pour cela. Tout un destin, contrarié, en somme. Ainsi celui de Cogeval car il aurait bien aimé continuer toujours à électriser Orsay.