Hazara Blues : heurs et malheurs d’un paria afghan sauvé par le cinéma

Ses papiers d’identité affirment qu’il est né à Bâmiyân, en Afghanistan, mais lui déclare être né à Mashhad, en Iran. Comment est-ce possible ? Face à la dame de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), Reza Sahibdad sait que son avenir dépend des réponses qu’il s’apprête à fournir. Il lui faudra donc expliquer en détail son parcours personnel empreint d’injustice, de misère, mais aussi d’épisodes lumineux.

Publiée fin août chez Sarbacane et illustré par le talentueux artiste persanophone Yann Damezin, Hazara Blues raconte la jeunesse tumultueuse de Reza Sahibdad, scénariste de la BD. Ses parents ont quitté l’Afghanistan pour l’Iran afin de fuir le racisme et les persécutions touchant leur minorité ethnique, les Hazaras, identifiés par leurs yeux en amande et leur petit nez. Sauf qu’au pays des mollahs, leur situation n’est guère plus enviable...

La couleur rouge est utilisée pour les échanges entre Reza Sahibdad et l’employée de l’Ofpra, tandis que le vert est consacré au récit. Reza Sahibdad & Yann Damezin / Sarbacane
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Pour aider son père et sa mère, contraints au travail au noir sous-payé, Reza Sahibdad trime dès ses dix ans dans une usine de chaussures, avant de rejoindre un atelier de reliure de livres religieux. Au lieu de s’appesantir sur ses conditions de vie misérables, l’auteur joue la carte de l’humour : « Une de mes principales préoccupations était de ne pas péter. Parce que si j’avais pété, j’aurais dû refaire mes ablutions (et je n’en avais pas envie) ou bien toucher les pages du Coran en étant impur (et j’avais peur de filer tout droit en enfer) ». Ce genre de confidences désarmantes illustrent le regard ironique et malicieux du scénariste sur la société iranienne.

VHS piratées et atelier Kiarostami

Son salut viendra du monde du cinéma, qu’il découvre enfant grâce à des cassettes VHS récupérées au marché noir. De quoi s’évader de son morne quotidien... Il se passionne pour Bollywood (« de l’action, des filles, de la danse, de l’amour... Tout ce qui interdit ici, quoi ») tandis que le kung-fu de Bruce Lee et Jackie Chan plaît davantage à son cousin Sarvar. Ce dernier, qui ne recule devant rien, va jusqu’à mettre un somnifère dans le thé de sa mère pour regarder secrètement un film pornographique. Une fois adulte, Reza suit des cours de scénario et réalise ses premiers films, Talib et La Brique et la Cœur, sur les Afghans en Iran, le travail des enfants et « l’hypocrisie de la religion ». Pour obtenir une autorisation de tournage, il soudoie un membre du comité de censure avec cinq grammes d’opium !

Que cachent donc les lunettes d’Abbas Kiarostami ? Reza Sahibdad & Yann Damezin / Sarbacane

Riche de cette expérience cinématographique, Reza Sahibdad participe à une série d’ateliers dirigés par le célèbre réalisateur Abbas Kiarostami. Pour ne pas risquer de se faire arrêter par la police lors de ses trajets entre Qom et Téhéran – les Afghans ne peuvent pas circuler librement en Iran –, il troque le bus pour le taxi, se laisse pousser la barbe et adopte une coiffe d’imam... Le pire, c’est que cela fonctionne, même après un contrôle au péage ! Par la suite, une chaîne de télévision afghane souhaite le recruter mais sa réputation de toxicomane l’a précédé. Parviendra-t-il à vaincre ses addictions ? Son grand frère, ex-prisonnier politique devenu journaliste, l’attend à Kaboul...

Calligraphies, arabesques et allégories

La structure narrative de Hazara Blues, faite d’allers-retours temporels et de multiples digressions, à la manière d’une discussion improvisée, déroutera peut-être certains lecteurs. Ils pourront néanmoins s’appuyer sur l’utilisation thématique de la couleur : rouge pour l’interrogatoire de l’Ofpra, bleu pour les échanges entre Reza Sahibdad et son illustrateur, vert pour le récit principal et noir pour ajouter une strate de récit supplémentaire. Ceux qui avaient été émerveillés par le déluge multicolore de Majnoun et Leïli, la précédente BD de Yann Damezin, devront accepter cette relative sobriété chromatique.

En passant du conte au récit du réel, le dessinateur a forcément ajusté son graphisme foisonnant, qu’il qualifiait en 2023 de « décoratif, symboliste, et aussi naïf, au moins dans sa forme apparente ». Chaque planche de Hazara Blues n’est donc pas forcément ornée de calligraphies, d’arabesques et d’allégories, mais ces motifs ressurgissent régulièrement pour renforcer l’impact de certaines scènes ou installer une ambiance particulière. Les influences revendiquées de l’artiste – miniatures persanes, peintures aborigènes, Renaissance italienne, estampes japonaises... – se font toujours sentir, hybridées pour donner naissance à un style singulier loin de tout naturalisme. Son goût pour les perspectives « écrasées » et les personnages de profil évoque parfois le travail de Nicolas Presl, autre amateur des arts de l’islam.

Abdur Rehman aurait massacré 60% de la population hazara d’Afghanistan à la fin du XIXe siècle. Reza Sahibdad & Yann Damezin / Sarbacane
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Une autre qualité de l’ouvrage est de mettre en lumière la situation peu enviable des Hazaras d’un point de vue historique. À la fin du XIXe siècle, un certain Abdur Rehman a unifié l’Afghanistan avec le soutien des Anglais, réprimant durement toute résistance. C’est ainsi que, selon Reza Sahibdad, 60 % de la population hazara a été massacrée en deux ans : « Des pyramides de têtes ont été érigées en guise d’avertissement à l’entrée des villes et des villages. [...] Parmi les survivants, des milliers ont été vendus comme esclaves sur les marchés de Kaboul. » L’auteur dénonce aussi le « crime de guerre » de l’opération Afshar en février 1993, lorsque l’armée du commandant Massoud et ses alliés ont attaqué par surprise le quartier d’Afshar à Kaboul (plus de 700 civils morts ou disparus d’après Human Rights Watch).

Pour approfondir le sujet et discuter des coulisses de la création de cette bande dessinée précieuse, proposée dans un très bel écrin aux reflets vert métallisé, Reza Sahibdad et Yann Damezin seront en dédicace du 21 au 29 novembre en Bretagne puis en région parisienne.

Hazara Blues, de Reza Sahibdad (scénario) et Yann Damezin (dessin), Sarbacane, 240 pages, 29,50 euros.