Springsteen en pleurs chez un psy ? Pour qui n’a pas lu son autobiographie, Born to Run, publiée en 2016, dans laquelle le chanteur révèle son combat contre la dépression depuis des décennies, la scène peut surprendre. Dix mois après le parfait inconnu Bob Dylan, Hollywood fait un sort à Bruce Springsteen. Les deux projets, qui échappent au biopic musical tendance Wikipedia (enfance-carrière-mort ou crépuscule/rédemption), ont un air de famille. Dans les deux cas, on trouve derrière la caméra un réalisateur à l’ancienne qui connaît la musique et sait dénicher les bonnes histoires.
Pour Un parfait un inconnu, James Mangold s’inspirait de l’ouvrage d’Elijah Wald, Bob Dylan électrique, avec ce sous-titre dans la traduction française : « Newport 1965, du folk au rock, histoire d’un coup d’État. » Scott Cooper (Hostiles, beau western avec Christian Bale en territoire Comanche), lui, adapte le livre de Warren Zanes, Deliver Me From Nowhere, paru en 2022.
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Passer la publicitéÉloge de la sortie de route
Et dans les deux cas, on trouve devant la caméra une vedette de la Gen Z. Après Timothée Chalamet en Dylan, Jeremy Allen White se glisse dans la peau de Springsteen. Outre une pub Calvin Klein, Allen White s’est fait un nom dans des séries (Shameless, The Bear) et pointe sa tête de chien battu au cinéma (très bon en catcheur mutilé dans Iron Claw ).
Deliver Me From Nowhere raconte surtout la même histoire qu’Un parfait inconnu. Comment un artiste bifurque, s’affranchit du regard des autres, de ce qu’on attend de lui. Un éloge de la sortie de route. Sauf que Springsteen fait le chemin inverse de Dylan. Mangold racontait comment le barde folk envoyait valser les protest song pour jouer du rock’n’roll avec un groupe. Cooper cueille Springsteen à l’automne 1981, au sortir d’une tournée triomphale pour l’album The River. Le jeune trentenaire a signé son premier tube, Hungry Hearts. On l’appelle déjà The Boss. Columbia Records, sa maison de disques, le tanne pour retourner en studio fissa, battre le fer tant qu’il est chaud et amasser un paquet d’argent.
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Springsteen n’en fait rien. Il loue une maison isolée dans son New Jersey natal. Il joue parfois avec le groupe local dans un bar, The Stone Pony. Des reprises de Little Richard (Lucille) ou John Lee Hooker (Boom Boom). Il flirte avec une mère célibataire, groupie sans illusion (Odessa Young). Certains soirs, il se gare devant sa maison d’enfance, bicoque à l’abandon qui fait remonter à la surface des souvenirs en noir et blanc des années 1950. Son père, violent, alcoolique, malheureux. Sa mère, aimante, terrorisée, malheureuse. Entre les deux, le petit Bruce et sa batte de baseball trop lourde à soulever pour défendre sa mère. Surtout, Springsteen écrit et compose Nebraska, un album acoustique aux sources d’inspirations diverses. Les nouvelles de Flannery O’Connor, La Balade sauvage, le premier film de Terrence Malick, cavale lyrique et funeste des amants Martin Sheen et Sissy Spacek… Le spleen des dix chansons que Springsteen enregistre sur un magnétophone 4 pistes vient surtout du chanteur lui-même, en pleine crise existentielle.
Remplir les stades
Le plus beau personnage de cette histoire est sans doute Jon Landau, le manager de Springsteen, joué superbement par Jeremy Strong (le Kendall Roy de Succession, le Roy Cohn de The Apprentice ). D’abord surpris comme tout le monde par la décision du Boss, il finit par l’accepter et la défendre face à l’adversité - les patrons de Columbia Records. Pendant que Springsteen écoute Suicide allongé sur la moquette de sa maison, Landau se démène pour transformer la simple cassette de Nebraska en album qui respecte l’intégrité du son, avec ses imperfections, son grain, son âme tourmentée. Nebraska sort selon les désirs de son auteur - pas de single, pas de presse, pas de tournée. L’album solo séduit la critique et les fans.
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Cooper laisse Springsteen tout juste installé à Los Angeles, dans une villa à peine moins lugubre que sa maison du New Jersey. The Boss ne tournera pas avec De Niro Born in the USA, film fantôme de Paul Schrader - il ne fera d’ailleurs jamais de cinéma. Mais il a déjà enregistré la chanson qui lui apportera une gloire internationale. Il deviendra le working class hero qui remplit des stades du monde entier, des tatouages plein les bras, icône blue collar, porte-voix des sans-voix, bien que milliardaire. Né pour courir et semer la dépression. Elle ne le lâchera jamais vraiment.